Comment faire un potager sur des terres toxiques ?

Comment faire pousser des légumes bio dans un monde de plus en plus toxique ? Sur des terres au pH bouleversé par des pluies de plus en plus acides ? Où s'accumulent en permanence des micro-particules de plastiques, des métaux lourds, des pesticides persistants, des nanomatériaux, des radionucléides transportés par le vent ? Où un air de plus en plus concentré en ozone dérègle la photosynthèse ?

Dans son livre Jardiner dans les ruines (éditions écosociété), la triévoise Bertille Darragon liste méthodiquement tout ce qui contamine les potagers, et présente de nombreux "trucs et astuces" pour limiter les dégâts sur les cultures.

Quelles conclusions tirer de cet ouvrage ? Pour en savoir plus, ici Grenoble a interviewé Bertille Darragon.

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ici Grenoble : Comment est née l'idée de ce livre ?

Bertille Darragon : Fin 2017, avec une amie jardinière et camarade de luttes écologistes, nous avons fait le même constat : malgré le désastre climatique et la pollution industrielle généralisée, les manuels de jardinage continuent de donner les mêmes conseils, comme si les différentes catastrophes contournaient nos jardins, tel le nuage de Tchernobyl.

Nous avons eu envie de faire des recherches pour mieux comprendre comment les activités humaines affectent le fonctionnement des plantes et leur évolution, quelles sont les causes d'effondrement de la biodiversité végétale, et comment imaginer des pistes concrètes pour mener au mieux un jardin dont on a la charge.

Nous avions au début envisagé une sorte de colloque, avec différents intervenant-es. Finalement, nous avons opté pour un écrit. Pendant des années, nous avons travaillé sur les 9 limites planétaires : nous voulions balayer l'ensemble des dégâts écologiques qui peuvent affecter les jardins. C'était un travail encyclopédique... Je suis venue à bout du "chapitre" sur les pollutions, et il a abouti en tant que livre.

Ton travail de compilation et de synthèse d'informations scientifiques sur l'ozone, les dépôts acides, les métaux lourds, les pesticides, les plastiques, les nanomatériaux et les radionucléides est colossal. Quelles sont les principales sources scientifiques auxquelles tu t'es rattachée ?

Pour avoir une idée globale du sujet, je suis partie d'articles de vulgarisation et du travail d'associations critiques comme Inf'OGM ou Veille Nanos. J'ai aussi regardé les actualités pour voir les catastrophes récentes, les changements législatifs, etc. Puis j'ai creusé les différents points en recherchant les articles scientifiques et les thèses qui en parlaient.

Quelle a été ta méthodologie ?

Sur internet on a toujours accès au résumé des articles scientifiques et des thèses, ce qui est suffisant à mon niveau. Comme je n'ai pas les outils pour juger les méthodologies employées, j'ai fait confiance au nombre de fois où les articles sont cités, ce qui est un indicateur de la confiance que le milieu scientifique lui accorde.

Évidemment, ce serait mieux de pouvoir aller plus loin, surtout sur les sujets très polémiques comme la dangerosité des OGM ou des pesticides. Il y a forcément un parti pris dans mes recherches, par exemple concernant le nombre de morts dus à Tchernobyl.

L'une des leçons marquantes que l'on peut tirer de ton livre est : "Il n'y a plus d'oasis". Aucune parcelle de terre, aucune ZAD, aucun potager bio n'est à l'abri de la pollution par les plastiques, par les pluies contaminées, par les pesticides persistants, par les métaux lourds ou les radionucléides. Impossible de cultiver sans subir d'une manière ou d'une autre les désastres du mode de vie industriel. Impossible de s'extraire de ce monde de plus en plus toxique. Il faut donc lutter pour changer le système. Mais comment ? Quelles sont les dynamiques militantes les plus prometteuses à tes yeux ?

À mes yeux, les dynamiques les plus pertinentes sont celles qui tentent des alliances. Par exemple les associations écologistes qui soutiennent certaines revendications du mouvement paysan. Ou bien Fatima Ouassak qui demande aux écologistes de faire caisse de résonance pour les besoins des quartiers populaires. Ou encore des maraîchèr-es queers à Bure qui relaient des brochures expliquant les liens entre l'antispécisme et la lutte contre le nucléaire, tout en donnant des coups de main dans des élevages. Je ne suis pas la plus douée pour ces alliances, mais je remercie celleux qui tissent ces liens : ils sont notre seul rempart contre l'extrême-droitisation en cours.

Quand on lit ton livre, on pense fortement à l'alimentation bio, aux impasses d'une agriculture biologique sur des terres de plus en plus toxiques, quels que soient les efforts des paysan-ne-s. Quel est ton rapport à la bio malgré tout ? Se nourrir en bio nous protège-t-il davantage des contaminations, ou faut-il se tourner vers des labels plus stricts ? Pour le dire autrement, après l'écriture de ton livre, comment te nourris-tu ?

Pour moi, manger bio a toujours été une façon, non pas de me protéger, mais de contribuer à une agriculture qui ne rajoute pas trop de polluants dans les sols, et dans les corps des travailleur/ses agricoles. Je n'ai pas changé d'avis et de pratique là-dessus. Et je trouve moins pertinent de réclamer des labels bio plus stricts que de se battre pour des interdictions en conventionnel, avec un accompagnement des agriculteurs pour changer leur mode de culture.

Malgré les nombreux "trucs et astuces" que tu présentes pour aider les jardinier-e-s à déjouer les contaminations multiples des potagers, la lecture de ton livre peut être assez désespérante pour qui veut se lancer dans la production de son alimentation. Dans un monde de plus en plus toxique, quel est le sens de jardiner, malgré tout ?

Dans son potager, on peut faire au mieux pour limiter certaines pollutions, par exemple en utilisant peu voire pas de plastiques. C'est possible si la taille du jardin est à la mesure de nos possibilités de travail manuel.

À une échelle maraîchère, on gagne en productivité grâce aux savoirs-faire, à l'expérience et à la rationalisation du travail. Mais même ainsi, et même sur une petite surface, c'est difficile de s'en sortir sans faire appel à un tracteur, une serre plastique, des granulés d'azote, etc. Donc si l'alternative au jardinage est d'acheter ses légumes au/à la maraîcher-e du coin, dans l'idéal il faudrait l'aider, pour remplacer une partie de ces artefacts par du travail humain. Mais notre société n'est pas organisée autour de cela, et nos vies ne le permettent pas toujours.

Est-ce que l'écriture de ce livre t'a transformé, ou a changé ton regard sur le monde ?

Je crois que ce qui a le plus changé mon regard sur le monde, ce sont mes lectures autour de la considération pour les végétaux. Mais ce chapitre est resté à l'état de fichier informatique... Et sinon, toutes ces recherches sur les polluants m'ont donné mille raisons de détester encore plus ce monde industriel.

Quel est ton prochain sujet de recherches ?

Pour le moment, j'ai envie d'avoir plus de temps pour des recherches qui servent directement des luttes locales, que ce soit contre l'implantation de méga-retenues collinaires ou l'agrandissement de la route du Trièves, la RD1075, pour qu'elle accueille davantage de camions.

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