Que prédit la Collapsologie à Grenoble ?

En 2023, le média ici Grenoble avait interviewé Nicolas Géraud, fondateur des Cafés Collapsologie de Grenoble. Il nous livrait ses conclusions après 5 ans d'étude de la collapsologie.

Voici son interview :

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Depuis 5 ans, Nicolas Géraud anime les Cafés Collapsologie de Grenoble : des rencontres publiques pour étudier et anticiper les conséquences de la crise climatique, l'effondrement de la biodiversité et l'épuisement des ressources.

Quand on pratique la collapsologie pendant 5 ans, quelles conclusions fortes en tire-t-on ? Est-on de plus en plus déprimé-e ? Ou au contraire de plus en plus motivé-e à "changer le monde" ? Comment voit-on l'avenir de nos sociétés ? Comment voit-on l'avenir de Grenoble, aussi ?

Pour en savoir plus, le média ici Grenoble a posé quelques questions à Nicolas Géraud.

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ici Grenoble : En 5 ans de collapsologie, quelles ont été tes "découvertes" les plus marquantes ? Quelles sont les théories ou les analyses que tu souhaiterais voir largement diffusées dans la société ?

Nicolas Géraud : Oh, la question pas si simple ! Vous répondre me met au risque du biais de confirmation : depuis 5 ans, je n'ai peut-être fait que confirmer des pressentiments. Pour autant, voici quelques "pépites" récoltées depuis 2018 :

- Le climat, c’est "grillé", pour plein de raisons physiques. Mais le plus grave, c’est qu’il n’y a pas d’outil de gouvernance adapté à cette crise. Autrement dit : le GIEC, les COP, l’ONU et les autres vecteurs de multilatéralisme ne sont pas dimensionnés pour un "policy making" cohérent.

- Pari prospectif : bien avant 10 ans, on assistera à la prolifération d’initiatives de géo-ingénierie. Je n'en dis pas plus, ce sera l'objet d'un prochain Café Collaps.

- Le Bilan Carbone est un thermomètre méritoire, mais il est plein de failles scientifiques. C'est la même chose, mais en bien plus "lourd", pour pas mal de notions que l’on utilise souvent dans nos milieux : le "jour du dépassement", les "limites planétaires", etc. Tous ces concepts sont, au mieux, du marketing scientifique approximatif. Le jour où "le camp d’en face" s’en rendra compte, on pourrait voire nos positions fragilisées.

- La collaspologie et l’écologie radicale, en tant que courants d’idées, se structurent un peu comme les féminismes. Cela nous condamne à être, au mieux, des laboratoires d’idées que d’autres vont "washer". Et nous avons beaucoup de pertes d’énergie dans des querelles de chapelle.

- Le plus grave et le plus embêtant, selon moi, ce sont les apories prospectives des expert-e-s. On ne peut pas à la fois tirer des sonnettes d’alarme radicales, et se contenter d’un "je n’ai pas de boule de cristal". Politiquement, ce n’est pas moral.

- La "resilience thinking" est une planche de salut collective. La France est en retard. Mais je surveille ça de près.

C'est quoi la "resilience thinking" ?

La "resilience thinking" est un anglicisme encore un peu étrange en France. Ce concept consiste à développer des qualités de résilience, individuelles et collectives. Si on prend l'idée au sérieux, c'est une nouvelle "Weltanschauung", une nouvelle façon de voir le monde, de nouvelles orientations politiques, de nouvelles manières de s'organiser.

Peux-tu développer ?

Aujourd'hui en France, il y a une tension entre la "Croissance" et la "Transition". La resilience thinking serait comme une troisième voie.

Laquelle, concrètement ?

Le concept de Croissance implique des ressources inépuisables et la possibilité d'un certain "progrès". Le concept de Transition espère, à mon avis de façon très naïve, qu'on peut avoir une production et une consommation suffisamment "durables" pour ne pas générer d'externalités négatives, voire pour "régénérer" la planète.

Le concept de resilience thinking commence quand on ne veut plus du productivisme, et qu'on ne pense pas crédible la promesse de la transition, trop invraisemblable scientifiquement et trop hypocrite politiquement.

Donc, en toute logique, la resilience thinking, c'est comprendre qu'on va "écologiquement" dans le mur, peut-être le temps de nos vies, peut-être plus vite encore, et qu'on n'a pas envie de contribuer au désastre, ni d'en souffrir plus que de raison.

Et donc, on fait quoi ?

Celles et ceux de mes ami-e-s qui ont choisi la décroissance, le renoncement et l'autonomie ont ouvert une voie expérimentale. C'est un chemin qui s'avère très difficile, comme le montrent par exemple les aventures de Pierre1911. En allant loin dans la sobriété, ils éprouvent que l'autonomie alimentaire n'est pas du tout évidente, que l'animation de communauté ne s'improvise pas, etc.

Mais en choisissant cette voie, ils et elles ont jugulé leur éco-anxiété, limité leurs dissonances et inspiré d'autres personnes. Tout ça de façon lucide, sans mettre sous le tapis les impasses et les difficultés.

La resilience thinking, c'est un peu ça, mais de façon plus progressive et expérimentale. On peut aussi s'inspirer des enseignements de la gestion de crises. Ou des "preppers", qui ont quelques clefs intéressantes.

Mais toi, comment pratiques-tu la "resilience thinking" ? Tu te construis une maison autonome ? Tu es dans une recherche d'autonomie alimentaire ? Tu te prépares aux catastrophes avec des stocks de nourriture, des équipements de survie, l'adhésion à un club de tir ?

Pour ma part, je pratique progressivement la décroissance. Je fais le vide dans mon appartement. J'ai quelques stocks de produits basiques, à la fois diversifiés et redondants. Je m'organise régulièrement pour sortir de ma zone de confort, par exemple en allant en montagne dans des conditions très rustiques. Je cherche à bricoler, à réparer.

En faisant tout cela, je développe ma confiance en ma capacité de "rebond" en cas de crises, ou de tolérance à des privations. Il suffit de penser à ce que vous et vos proches ont ressenti au moment des confinements. Ce que je pratique n'est pas du tout à l'ampleur d'Exarchia, ou du quotidien du Liban, des lieux où l'Etat s'est fortement effrité, voire a disparu.

Depuis 5 ans, la collapsologie a-t-elle beaucoup modifié les façons de vivre au quotidien des membres du "réseau collapso" grenoblois ?

Je pense que la collapsologie ne fait que confirmer ce que beaucoup de gens pressentent depuis longtemps. Pour certain-e-s, elle n’est qu’une phase de leur vie : ils délaissent rapidement l’effort de diagnostic pour adopter des réflexions de prepper et/ou d’écolos radicaux. Ce n’est certainement pas une perte de temps, et cela éloigne leur éco-anxiété. Tant mieux pour elles et pour eux.

De manière générale, pour ce que je perçois du public des Cafés Collaps, la "sobriété" est très bien pratiquée. Mais les comportements preppers sont marginaux. La question qui vient ensuite, c’est : "En quoi ces comportements peuvent-ils être inspirants, ou juste intriguant positivement, pour nos proches ?".

En quelques années, les discours sur l'effondrement, le désastre climatique et le déclin de l'humanité se sont largement propagés. Face aux propos de plus en plus alarmistes, l'indifférence semble laisser place à la résignation. De nombreuses personnes qui répondaient : "Vous exagérez, ça ne va pas si mal" répondent maintenant : "Arrêtez de nous déprimer, on n'y peut rien. De toute façon, la planète est foutue."

Oui, il y a de ça… Les auteurs de Comment tout peut s'effondrer, Pablo Servigne et Raphael Stevens, distinguaient très tôt ces archétypes de réponse faces aux alertes collapsologistes. Il y a 10 ans déjà, il n’y avait pas que le "simple" déni en face d’eux. Il y avait aussi des "À-quoi-bon-istes", des "Ça-va-pétistes", etc.

Aujourd’hui, même si quelques études d’opinion de bonne tenue comme celles de l'ADEME permettent un premier suivi longitudinal, j'en suis un peu réduit à une conjecture : la répartition des motifs de rejet a changé, le climato-scepticisme a pratiquement disparu. On a gagné la "bataille des idées", voire celle de l’opinion. Enfin, disons largement gagné... Mais on n'a pas gagné la bataille du changement effectif de mode de vie.

Pourquoi, selon toi ?

Le rythme du changement climatique est effarant. Mais il occulte la complexité des risques collapsologiques derrière. Et, surtout, nous n’avons pas de "Weltanschauung", c'est-à-dire de nouvelles façons de voir le monde à substituer à notre modèle de société occidental. En tout cas pas à une échelle collective suffisante, ni à la mesure des risques auxquels nous nous exposons de plus en plus. Cette situation va amplifier des dissonance individuelles et collectives, immanquablement. C’est ce à quoi nous devons nous préparer.

Quelles dissonance individuelles et collectives ?

Alors que nous entrons dans "l'âge des conséquences", notre "Weltanschauung" est contreproductive. Nous sommes encore dominé-e-s par des idées productivistes ou des espoirs de transition à niveau de vie équivalent, sans envisager des renoncements.

Il faut donc s'attendre à des tensions de plus en plus fortes entre, d'une part, des visions du monde incompatibles (le Productivisme, la Transition et la Résilience) et, d'autre part, la faillite écologique du monde, largement engagée et désormais inéluctable.

Ces tensions et ces dissonances existent déjà entre "nous", au sein de la société française, mais aussi dans le monde, au sein de la "communauté internationale". Et elles existent aussi de nous à nous ! C'est normal. Et c'est tragique, au sens profond de ce qu'est une tragédie, c'est-à-dire une histoire ayant un oracle et un destin inévitable, malgré les gesticulations du protagoniste.

Toi qui approfondit la collapsologie depuis 5 ans, es-tu de plus en plus déprimé par le cours des événements ? Ou au contraire, ressens-tu de plus en plus l'envie de "changer le monde", une sorte de "punch révolutionnaire" ?

La collapsologie, et surtout le sentiment diffus d'une faillite écologique du monde, sont des révélateurs de tempérament. Pour ce qui est de mon "petit moi", je pense que je suis un Nerd qui aime par-dessus tout une certaine science, la logique et les moralistes français. Donc je reverse l’énergie de mon éco-anxiété dans la collapsologie, comme un endroit où se fabriquerait un diagnostic.

Un diagnostic ?

Oui. Quand un patient est dans l’errance de diagnostic, il éprouve une souffrance psychologique qui peut être terrible. Il va prendre des risques supplémentaires sur sa santé. Socialement, tout cela est délétère. Cette somme de malheur peut être amoindrie par de la moins mauvaise médecine, et des efforts de lucidité.

Mais la collapsologie t'a-t-elle donné envie de rejoindre des mouvements d'écologie radicale, comme Extinction Rebellion Grenoble ou Dernière Rénovation ?

Vous n’êtes pas obligé de m’absoudre de ne pas avoir plus fait la "révolution"... Je pense sincèrement que la collapsologie est ce que je peux faire de moins inutile.

Quant au cours des événements, je le perçois aujourd’hui plus sereinement qu’il y a 5 ans, parce que je sais que le patient "mode de vie occidental" n'est seulement qu'au début de sa maladie dégénérative. Pour l'intant, il ne veut pas remettre en cause son mode de vie. Et de toute façon, je n’ai pas de protocole à la hauteur de son affection. Pour autant, les écolos radicaux ont toute mon amitié.

Parlons maintenant un peu de Grenoble. Quand on voit la puissance ahurissante des catastrophes climatiques qui commencent à s'abattre en France (déluge de la Roya, tornade de Bihucourt, etc.), on se demande si Grenoble serait "prête" face à de tels déchaînements. Sais-tu si le SDIS, le CHU et la Préfecture commencent à construire des plans d'urgence adaptés ? As-tu des contacts avec des pompiers, des fonctionnaires ou des militaires qui s'intéressent de près à la collapsologie ?

Oui, et je suis aussi en contact avec des élu-e-s. J’ai rédigé la note Grenoble, territoire résilient pour la liste "Grenoble en commun". Le fait qu’il y ait aujourd’hui des élus à la résilience dans plusieurs communes de l’agglomération n’y est pas étranger. Après, relativisons un peu…

Mais attention à ne pas amalgamer la gestion des risques à la collapsologie. Pour prendre une métaphore médicale, la gestion des risques ce sont les "bras cassés". La collapsologie ce sont les "longues maladies dégénératives". Qu’une ostéoporose se traduise ponctuellement par une fracture, c’est à envisager, et autant savoir la traiter. Mais ce faisant, on ne traite pas l’ostéoporose, on traite seulement l'une de ses conséquences probables.

Suite à ta note Grenoble, territoire résilient, as-tu un statut de "conseiller" auprès de la mairie de Grenoble ?

Non, les choses n'ont pas tourné comme ça à Grenoble ! Mais il y a un élu à la "résilience", et il y a un poste de chargé de projet "résilience territoriale". Vous pouvez investiguer si le sujet vous intéresse. Moi, j'ai tourné le dos.

Quelles seraient les mesures que devraient prendre les collectivités locales, dès maintenant, dans une perspective de resilience thinking ?

Tout est dans ma note Grenoble, territoire résilient. L'équipe de Grenoble en commun m'avait assuré que toutes ces mesures seraient mises en place en cas de succès... Parmi les mesures que je proposais, il y avait la mise à disposition des ateliers municipaux, pour permettre aux Grenoblois-es qui n'ont pas de garage d'entretenir leurs outils.

Sur les mesures possibles dans l'agglomération, je recommande également les travaux de l'AURG sur les risques et la résilience.

Depuis la création des Cafés Collaps en 2018, tu as lu de nombreux livres. Quels sont les livres qui te paraissent aujourd'hui les plus essentiels, les plus fondamentaux ?

À mes yeux, les trois pierres angulaires de la collapsologie sont le Rapport Meadows, les livres Effondrement et Comment tout peut s’effondrer. Attention, ces ouvrages peuvent être nuancés, mis à jour et critiqués. Les Cafés Collaps sont là pour ça.

Ensuite, je recommande vivement les rapports pour décideurs du GIEC et les publications de l’IPBES, le cousin fragile du GIEC, spécialisé sur la biodiversité.

Je conseille aussi Les émotions de la Terre de Glen Albrecht : c’est un très bon défricheur de concepts. Et enfin Le Transperceneige de Jean-Marc Rochette et Sébastien Loeb, c'est une très bonne allégorie politique de ce que nous vivons et de ce qui nous attend.

Et les Cafés Collapsologie, comment ça va ? Quels sont les projets pour 2023 ?

J’ai longtemps essayé de faire des Cafés Collaps un "truc co-construit", mais ça n’a jamais pris comme ça. Depuis la sortie des confinements Covid, qui ont bien amochés le dynamisme de notre tissu militant, on fonctionne avec un binôme de deux acharnés, Sereb à la technique et moi à la programmation. Corentin nous a rejoint pour le montage, il aide notre chaîne Youtube à accélérer, mais c’est encore toussotant.

Vous êtes constitués en association ?

On a éloigné l’éventualité de constituer les cafés en association, histoire de ne pas avoir à justifier de notre indépendance complète. Notre programmation est de plus en plus prestigieuse. Il y a zéro argent dans les Cafés Collaps, par principe : le chapeau qu’on fait tourner, c’est pour payer une bière aux intervenant-e-s.

Y-a-t-il des Cafés Collaps dans d'autres villes ?

Les copains qui ont essayé d’essaimer dans d’autres villes, Lille, Albi ou Strasbourg, ont très vite jeté l’éponge. Les Cafés Collaps c’est bien, ça nous nourrit intellectuellement, mais c’est fragile.

Si on veut vous aider, comment fait-on ?

Cliquez sur les vidéos, mettez un pouce, un commentaire, abonnez-vous, je vous assure qu’une chaîne qui marche, ça facilite les invitations de gens qu’on a tou-e-s envie d’entendre. Venez aux Cafés Collaps : une salle remplie (ce n’est pas toujours le cas), ça fait chaud au cœur. Et venez avec des ami.es.

Si vous avez trois francs six sous, ça pourra nous aider à passer des bières à du matériel. Ou si vous avez des disques durs externes ou des micros, nous sommes preneurs. Surtout, si vous avez des compétences de montage, vous pouvez nous soulager… parce que là on croule sous des trésors de vidéos pas montés.

Enfin, critiquez nous, demandez nous des invité-e-s, proposez-vous !

Prochain Cafés Collaps : Mardi 17 janvier : GIEC, la (trop faible ?) voix du climat

Un dernier mot pour la fin ?

Oui, une citation de Frederick Douglass : "Il est plus facile d'élever des enfants robustes que de soigner des adultes".

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