Interview : Lou, un survivaliste de gauche

16/01/2024

Aux États-Unis, le survivalisme a le vent en poupe. Des centaines de milliers d'Américain-e-s se préparent sérieusement à la "fin du monde", accumulant matériel, nourriture et techniques de survie.

En France, plusieurs dizaines de milliers de personnes sont inscrites sur des forums survivalistes, donc probablement plusieurs dizaines d'Isérois.

Et à Grenoble ? Y-a-t-il des survivalistes ?

Le média ici Grenoble vous propose une interview insolite, celle de Lou (le prénom a été modifié), un Grenoblois qui se définit comme "survivaliste de gauche". Et qui se prépare sérieusement à la "fin du monde". Comment ? Pourquoi ? C'est ce qu'il va nous expliquer.

Mais avant, un petit mot sur la manière dont nous avons rencontré Lou : c'est lui qui nous a contacté. Il cherchait des informations sur Le Plan B et Isère 2051, deux collectifs imaginaires présentés dans notre rubrique Rêvons un peu.

Après quelques échanges par mail puis une rencontre, Lou a accepté de présenter sa démarche singulière sur ici Grenoble.

Une dernière précision avant de démarrer cette interview : Lou ne mâche pas ses mots. Il parle crûment, avec pas mal de "gros mots". Pour refléter le ton de notre échange sans heurter les sensibilités, nous avons remplacé certaines expressions par des @#&!%...

Enfin, cette interview a été réalisée avant la crise du coronavirus.

Une seconde interview de Lou a été réalisée lors du second confinement, en 2020. Elle est disponible à la suite de cette première interview.

Bonne lecture !

* * *

INTERVIEW DE LOU
UN "SURVIVALISTE DE GAUCHE"

ici Grenoble : Nous sommes chez toi, à quelques kilomètres du centre-ville de Grenoble. Dans ta maison tu as aménagé une grande pièce blindée, avec une quantité impressionnante d'eau, de nourriture et de matériel de survie. Pourrais-tu nous expliquer ta démarche ?

Lou : C'est simple. J'essaye d'anticiper le désastre qui vient. Je veux protéger le plus longtemps possible mes proches et mes ami-e-s en cas d'ouragan, d'épidémie, de crue, d'explosion nucléaire ou de catastrophe industrielle. Je me prépare au pire. Quand il n'y aura plus personne qui répondra au 15, au 17 ou au 18. Plus de réseau. Plus d'eau qui coule du robinet. Plus d'électricité. Le chaos.

Est-ce que tu pourrais nous décrire le contenu de cette pièce ?

J'ai une grande quantité de bouteilles d'eau et de conserves. Des vêtements chauds. Du matériel pour filtrer l'eau. Faire du feu. Produire de l'électricité. Des médicaments. Du matériel de radioprotection. Des tenues de protection bactériologique. Des radios autonomes. Des talkies-walkies longue portée. Des armes. Des motocross. Des sacs à dos tout équipés, en cas de départ précipité.

Tout est trié, étiqueté, soigneusement rangé. Ça doit te prendre un temps fou.

Non. J'ai mis un an à choisir et acheter ce matériel, au coup par coup. J'ai passé quelques semaines à tout bien organiser. Maintenant j'y passe très peu de temps. Je fais juste de l'entretien. Par contre je continue à me former aux techniques de survie. En ce moment j'étudie la chirurgie militaire, les gestes de base en cas de fracture ouverte, de membre arraché, de blessure par balle.

Et tu penses que cette pièce blindée te protégera de toutes les catastrophes ?

Non. J'ai plein de stratégies différentes. J'ai des plans et du matériel pour nous éloigner rapidement de l'agglo. J'ai d'autres lieux sécurisés dans les environs, avec tout ce qu'il faut pour tenir plusieurs mois.

Tu as construit un bunker ? Aménagé une grotte ?

Il y a plein de manières d'aménager des lieux secrets dans la nature. Mais je ne donnerai aucun élément précis. Le seul problème, ce sont ces c@#&!% de chasseurs. Et aussi les cueilleurs de champignons. Il suffit de prendre en compte ces fouineurs. Les endroits discrets à quelques kilomètres de Grenoble, ça ne manque pas.

Mais tu ne peux pas anticiper tous les scénarios catastrophe.

Non. Tout ce que j'organise ne servira peut-être à rien. Si rien de grave n'arrive, tant mieux. Si c'est une catastrophe à laquelle je ne suis pas préparé, tant pis. Au moins j'aurai essayé. Ma hantise, c'est de finir comme un lapin tétanisé devant les phares d'une bagnole.

Comment ça ?

Ce monde est fou, ça va péter. Quand ça pétera, je ne veux pas subir. Je veux riposter. À ma manière. Je veux du temps pour reprendre mon souffle. Je veux partager un peu de temps avec les gens que j'aime. Et si la situation est désespérée, je veux choisir ma mort. Pas celle imposée par ce p@#&!% de capitalisme. Je veux une mort douce et digne. C'est tout.

Donc tu as de quoi te donner une mort douce ?

Oui. En permanence sur moi.

C'est pas gai...

Non. Mais ça ne m'empêche pas de profiter des bons moments de la vie. Je ne suis pas sinistre, je suis lucide. Et donc inquiet.

Et ça ne te déprime pas trop d'organiser tout ça ?

Au contraire, ça me calme. Ça occupe mon cerveau. Ça m'aide à ne pas devenir fou.

Il y a beaucoup de survivalistes comme toi dans l'agglo ?

En France, oui. Ici, je ne sais pas. De toute façon, je déteste la plupart des survivalistes.

Pourquoi ?

Ça fait cinq ans que j'étudie soigneusement tous les sites survivalistes. Je suis les forums. Je vais aux salons. J'ai appris énormément d'astuces et de techniques. J'ai tout consigné dans un petit carnet que je porte en permanence sur moi. Mais je déteste la plupart des survivalistes. C'est un repère de c@#&!% d'extrême-droite. Ça pue le racisme, la milice, le suprématisme blanc. Ça pue l'ultra-capitalisme.

L'ultra-capitalisme ?

Le survivalisme, c'est du libéralisme à l'état pur. Le monde s'effondre, mais je m'en tape car moi je vais m'en sortir. C'est l'étape ultime de l'ambiance actuelle : "Chacun pour sa gueule" et "après moi le déluge".

Ou plutôt "après le déluge, moi"...

Bien vu... Mais le survivalisme, c'est une idéologie de c@#&!%. Comme si on allait pouvoir survivre dans nos bunkers. Puis on sortira et ce sera la "renaissance". Entre communautés de blancs riches, évidemment... Mais on ne va pas survivre aux catastrophes climatiques. On va en chier et mourir comme des c@#&!%. À la première rage de dent, on fera quoi ? Et qui fera l'entretien des centrales nucléaires pour empêcher la fusion des réacteurs ? Sans chirurgiens, sans pompiers, sans une société organisée, sans vision d'ensemble, c'est l'impasse. Pour le dire autrement, plus j'étudie le survivalisme, plus j'aime les services publics.

Pourtant, toi aussi tu fais du survivalisme.

Oui, mais je suis un survivaliste de gauche. Et je fais plutôt du "prolongalisme". Ou du "mourir-dignementisme". Quand ça pétera, je veux pouvoir nous mettre à l'abri le temps que ça passe. Essayer de rejoindre une zone préservée si c'est possible. Ou si tout est foutu, se donner la mort doucement, après une p@#!& de fête.

Tu te prépares à sauver seulement tes proches et tes ami-e-s. Qu'est-ce qui est de gauche dans cette démarche ?

Ce qui est de gauche, c'est que je suis de gauche. Je vais à presque toutes les manifs. Je soutiens l'écologie radicale. Je suis bénévole dans une association d'aide aux réfugié-e-s. Je suis pour une transformation profonde de nos sociétés. La fin du nucléaire. L'égalité sociale. L'internationalisme. La sobriété. Un plan d'urgence pour nous sauver de la barbarie.

Mais alors pourquoi fais-tu du survivalisme ? Pourquoi autant d'individualisme ?

Parce que je ne crois plus à nos luttes. On est trop peu. Pour un écolo, tu as dix c@#&!% de droite. Et pour un écolo radical, tu as dix écolos complètement mous. Comme si on allait changer le monde avec des lombricomposteurs...

C'est cynique et méprisant de dire ça. D'autant plus que dans ta maison on a vu un compost, un potager, des panneaux solaires.

Et je mange bio, je vais au boulot en vélo, je ne prends pas l'avion... Écoute, je vais être clair : les lombricomposteurs, je trouve ça très bien. Mais face à l'ampleur du saccage capitaliste, c'est dérisoire. Quand ta maison commence à brûler, tu ne réfléchis pas à améliorer ton lombricompost. Tu essayes de sauver ta peau et ceux que tu aimes. Là, ça sent clairement le roussi. Alors je me prépare.

À propos de préparation, tu dis que tu veux protéger avant tout ta famille et tes ami-e-s. Ça veut dire qu'ils sont au courant de tes stratégies survivalistes ?

Certains oui, d'autres juste un peu. Mais ils sont tous au courant des points de ralliement si une catastrophe survient. Ils savent qu'ils y trouveront du matériel et de quoi communiquer entre nous.

Dans ta pièce blindée, il y a de nombreuses armes. Des armes blanches et des armes à feu. Ça fait peur.

Ce sont des armes légales.

Comment ça "légales" ? On peut avoir des armes à feu chez soi ?!

Bien sûr. Il suffit d'être chasseur ou tireur sportif.

Et pourquoi en as-tu autant ?

On vit dans l'ère du capitalisme mafieux, sans foi ni loi. C'est le règne de la fraude, de l'entubage, du saccage. Quand le capitalisme s'effondrera, il restera la mafia. Les plus brutaux. Les mieux armés. Je veux me défendre et protéger mes proches de tous ces c@#&!%.

Mais il y aura aussi de l'entraide et de la coopération entre les gens.

Oui. Mais tous les tarés seront de sortie. Les violeurs. Les pillards. Les pervers. Il faut arrêter avec la vision bisounours de la société. Grenoble, c'est plein de c@#&!%. Ils ne deviendront pas "gentils" et "coopératifs" après une catastrophe. Ils auront le champ libre. Alors ils se lâcheront.

Qu'est-ce qui a déclenché tout ça chez toi ?

Ça a commencé avec l'ouragan Katrina. Puis Fukushima. [Cette interview a été réalisée avant les méga-feux en Australie et la crise du coronavirus.] J'ai lu énormément de récits sur ce qui s'est passé. C'est effrayant. Je suis certain que ça sera pareil en France. Le SDIS Isère, le CHU, le SAMU et les autres services d'urgence ne sont absolument pas prêts à faire face à une catastrophe de grande ampleur dans l'agglo. Il n'y aura jamais assez d'hélicoptères, de camions, de lits d'hôpitaux, de soignant-e-s, de matériel.

Si tu es de gauche, pourquoi ne pas élargir ton système de survie à d'autres personnes que ton entourage ? Pourquoi ne pas créer une association, un mouvement d'entraide en cas de crise par exemple ?

Tu as vu ma gueule ? Je fais déjà peur à mes voisins...  Et puis l'une des bases de la survie, c'est la discrétion. Je ne veux pas m'exposer. De toute façon, je suis nul en communication. Dans ma famille, au boulot, on me prend pour un fou.

Ça peut se comprendre. Ta démarche est tellement inhabituelle...

Pour moi, ce qui est fou, c'est de vivre comme si de rien n'était. Mais bon, c'est normal. On est comme des animaux élevés en batterie. On est totalement domestiqués. On dépend du capitalisme pour tout. Notre énergie. Notre nourriture. Notre eau potable. La ferme des 1000 vaches, c'est la France en modèle réduit. Donc on a des mentalités d'animaux domestiques. On suit le troupeau. On mange les croquettes qu'on nous donne.

C'est une vision très sombre de la société. Il y a aussi plein de révolté-e-s, de rebelles, de personnes généreuses, altruistes, engagées.

Si la révolution éclate ou si un grand mouvement écologiste radical démarre, je serai à fond dedans. Mais là, franchement, c'est désespérant. La France, c'est la première classe du Titanic. On est un peuple soumis au capitalisme, gavé de plaisirs faciles. On va réclamer notre foin en gueulant dès que la situation va se tendre. Et les gens voteront pour le candidat qui leur garantira les vacances pas cher au Maroc, Netflix et les supermarchés remplis. Le plus longtemps possible. Notre avenir, c'est Trump.

C'est vraiment une vision très sombre de l'avenir et de l'humanité.

C'est vous qui avez insisté pour m'interviewer.

Oui, mais on pourrait imaginer des discours plus positifs. On peut imaginer qu'avec l'approfondissement des crises, plein d'initiatives vont naître : des luttes sociales féroces et nombreuses, des réseaux d'urgence autogérés, des groupes d'autodéfense, des systèmes d'entraide en cas de catastrophe...

Espérons-le.

Oui mais toi, avec toute ton expérience, pourquoi ne pas initier ce type de groupes ?

Je ne sais pas faire. Mais j'aiderai si je vois des initiatives émerger.

Et en cas de catastrophe, tu ne protégeras vraiment que tes proches ? C'est bizarre pour une personne "de gauche".

J'aiderai mes proches en priorité. Mais j'aiderai le plus possible de personnes si je peux. Tout dépendra de la catastrophe.

Est-ce que tu aurais des sites survivalistes à conseiller ?

Non. Je ne vais pas conseiller des sites de fachos. De toute façon, si des gens sont intéressés par le survivalisme, ils trouveront facilement toutes les infos. Tout est sur internet. Il y a des vidéos sur tout. On peut apprendre à manier des armes à feu. Faire de la chirurgie. Vivre en forêt. Tout est disponible. Tant qu'internet marche.

Un mot de la fin ?

Plutôt des questions. Si la centrale du Bugey explose, vous ferez quoi ? Et si un ouragan dévaste Grenoble ? Ou une épidémie fulgurante ? Je trouve ça dingue qu'on ne soit pas plus nombreuses et nombreux à anticiper le désastre capitaliste qui est là, juste devant nous.

* * *

SECONDE INTERVIEW DE LOU

Quand l'épidémie de Covid-19 est arrivée à Grenoble, le matériel et le savoir-faire de Didier ont-ils vraiment été utiles ? Comment s'est-il organisé ? Quelle est son analyse de la situation ? Le survivalisme va-t-il connaître un essor sans précédent en France ?

Au plus fort de la crise, nous avons cherché à contacter Lou, mais il ne nous a pas répondu. Après de multiples relances, il a finalement accepté une nouvelle interview.

Bonne lecture !

* * *

ici Grenoble : Comment as-tu vécu l'arrivée de l'épidémie à Grenoble ?

Lou : Avec sidération et inquiétude. Comme tout le monde j'imagine. On a beau se préparer au pire et avoir vu une centaine de films post-apocalyptiques, vivre un confinement "en vrai", c'est impressionnant. Les rues de Grenoble vides. La ruée vers les supermarchés le jour d'avant. Le drone policier qui survole l'agglo. Les premiers jours, j'avais la boule au ventre. J'étais inquiet pour tous les gens que j'aime. Pour les enfants surtout.

As-tu déclenché ton "plan d'urgence" ?

Oui. Dès que nous avons appris le confinement en Chine, j'ai mis en alerte mon réseau. Nous avons suivi un protocole pour éviter au maximum les contaminations. Puis on s'est coupé-e-s du monde pendant plusieurs mois, grâce à mes stocks. On a profité du calme pour se documenter au maximum sur ce virus, essayer de mieux cerner l'ampleur de la menace.

Tes proches ont pu quitter du jour au lendemain leur travail ?!

Non. Certain-e-s ont basculé dans le télétravail. D'autres ont organisé leur absence. Pour celles et ceux qui n'avaient pas le choix, on leur a transmis des vivres et du matériel. Pour leur éviter de faire la queue dans les magasins. Le plus possible en tout cas.

Pour votre confinement, vous avez rejoint l'une de vos cachettes secrètes ?

Non. Nous étions dans une maison isolée, pas loin de Grenoble. Et pas loin d'une "cachette secrète" comme vous dites.

Quelle était l'ambiance au sein de votre équipe ?

Le sentiment de vivre une répétition générale. Comme les trois coups d'une pièce de théâtre. On a ressenti la même chose après la destruction de la vallée de la Roya, les feux dévastateurs en Australie, en Sibérie, en Californie. Les débuts d'une crise inimaginable. Qui ne fait que commencer. Qui a déjà commencé dans plein de pays. Mais qui touche maintenant la France. Pour le reste, on était fasciné-e-s de voir les analogies avec Fukushima.

Fukushima ?!

Ça fait des années que je me documente sur les catastrophes. Ce qui me frappe, ce sont les constantes dans les réactions des gouvernements. L'opacité. Les mensonges d'État. Les mesures incohérentes. L'absence de remise en question du système dominant. Les discours sur le "vivre avec". La priorité donnée à l'économie. L'infantilisation de la population. L'accent mis sur la "responsabilisation individuelle".

Vous pouvez être plus précis ?

Un seul exemple. Après l'explosion nucléaire de Fukushima, pour "bien" faire, il aurait fallu évacuer Tokyo. Mais on ne peut pas évacuer 30 millions de personnes. Ce serait la fin du Japon. Alors on dit aux gens : "Portez un dosimètre, surveillez le taux de radioactivité de vos aliments, gérez votre dose annuelle maximale de contamination. Et si vous tombez malade, c'est parce que vous ne faites pas assez attention, on vous avait prévenu !" Ici on nous dit : "Portez un masque, respectez les règles sanitaires imposées, vous serez protégé-e-s du virus. Et si vous tombez malade, c'est sans doute parce que vous n'avez pas été assez prudent-e-s."

Vous êtes contre le port du masque ?

Pas du tout. Au contraire, je pense que nous devrions porter des masques bien plus performants, type FFP3. Et si je vivais au Japon, je porterais un dosimètre. Mais c'est une illusion de croire que les masques suffisent à nous protéger.

Pourquoi ?

Déjà, ce sont généralement des nids à bactéries, car ils sont mal portés, mal stockés ou portés trop longtemps. Ensuite, masque ou pas, à partir du moment où les gens fréquentent les mêmes supermarchés, les mêmes écoles, les mêmes entreprises, c'est impossible de stopper l'épidémie. Si on passait à la lampe Polilight les rayons des supermarchés, les réfectoires des lycées ou les transports en commun, vous tomberiez par terre tellement c'est sale...

C'est malgré tout "moins pire" avec les masques que sans, non ?

Oui. Mais ça ne suffira pas à stopper l'épidémie Avec les mesures mises en place jusqu'ici, l'État ne cherche qu'à ralentir la progression, à éviter au maximum l'encombrement des hôpitaux. C'est une sorte de compromis entre le nombre de mort-e-s socialement acceptables et la poursuite de l'activité économique. Et donc, concrètement, le sacrifice d'une partie de la population.

Qu'est-ce qu'il aurait fallu faire selon vous ?

Stopper toute l'activité économique. Fermer les supermarchés et les entreprises. Organiser un ravitaillement sécurisé de la population. Et revoir notre système de production et de consommation de fond en comble. Mais c'est évidemment impossible. C'est comme à Fukushima : une fois que la catastrophe est là, on est dans une merdier terrible. Cette épidémie montre la vulnérabilité totale de nos sociétés industrielles et mondialisées. On a juste de la chance sur ce coup-là.

De la chance ?!

Ce virus made in China est relativement peu mortel, du moins tant qu'il n'y a pas de mutation. C'est un cauchemar pour toutes les personnes qui ont perdu des proches. Mais ce n'est pas la peste. On se dirige vers 60 000 mort-e-s par an en France. À comparer avec les 600 000 mort-e-s chaque année dans notre pays. Dont 60 000 par le tabac. 45 000 par la pollution de l'air. Sans doute plus de 200 000 par la bouffe industrielle et les pesticides. Et plus de 400 000 sur les routes en 50 ans. Et que fait-on contre l'industrie agro-alimentaire, les bagnoles, tout ce qui diffuse des substances cancérigènes et des particules fines ?

Vous avez dit "virus made in China". Êtes-vous un adepte des théories dites "complotistes" sur la Covid-19, par exemple celles développées dans le fameux film Hold-Up ?

On est vraiment pris dans un étau... D'un côté on a les médias dominants qui relaient les mensonges éhontés du gouvernement et du patronat, donc ils sont de moins en moins crédibles. Et de l'autre, on a des réseaux sociaux sans foi ni loi qui diffusent tout et n'importe quoi, et qui sont un eldorado pour les fous furieux doués en communication. Donc pour vous répondre, je pense que le film Hold-Up est bidon. Mais je comprends que de plus en plus de gens cherchent des vérités ailleurs qu'à la télé.

Donc vous ne pensez pas que le virus provient d'un labo chinois ?

Pour l'instant, on ne peut pas exclure que le virus se soit échappé accidentellement d'un laboratoire de Wuhan. Mais je ne crois pas à une action planifiée. Ce que je crois, c'est le génie des dominants pour exploiter toute crise à leur profit. Pour Amazon et compagnie, l'épidémie est une opportunité fantastique. Elle fragilise les faibles et renforce les forts. La Chine en profite pour renforcer son influence. Le gouvernement pour passer des lois d'extrême droite. Netflix pour diffuser ses séries. Le Covid-19, c'est la fête des rapaces.

Pensez-vous que la crise du Covid-19 va entraîner un développement sans précédent du survivalisme en France ?

Évidemment. Et d'abord le survivalisme de droite. Il suffit de suivre les forums, les vidéos et les sites survivalistes. C'est frénétique. Les ventes de matériel explosent. On peut même louer ou faire construire des bunkers autour de Paris. Mais ça, c'est la partie visible de l'iceberg. Dessous, il y a ce qu'on pourrait appeler le survivalisme "de basse intensité". Celui de tous les jours. Dans les relations sociales.

C'est-à-dire ?

Cette crise va renforcer "l'état de siège permanent" dans lequel de nombreuses personnes se sentent. Surtout les gens de droite. On se méfie des autres et de tout ce qui n'est pas connu. On se replie sur sa sphère privée. Sur son "clan". On protège davantage ses biens matériels. On s'équipe en SUV et en 4x4. On achète des résidences secondaires à la campagne.

Mais l'épidémie a aussi généré de formidables élans de générosité et de solidarités. Regardez à Grenoble : les maraudes autogérées, les Brigades de solidarité populaire, les nombreux réseaux d'entraide...

Vous trouvez vraiment que ce qui domine la société actuellement, c'est la solidarité ? J'espère que vous avez raison. Peut-être qu'on va assister à une polarisation, avec d'un côté des gens de plus en plus solidaires, et de l'autre des gens de plus en plus rapaces. Moi je sens surtout grandir l'état d'esprit survivaliste. Toujours plus de matérialisme égocentrique.

Et pourtant, vous faites du survivalisme.

Je vous l'ai déjà dit, je n'aime pas ce terme. Je parlerais plutôt de "prolongalisme". Ou de "mourir-dignementisme". Mon but, c'est de ne pas être totalement happé par les catastrophes, comme un lapin dans les phares d'une voiture. Ne pas être obligé de faire la queue au supermarché. Moins subir le chaos. Être en mesure de comprendre ce qui se passe. De riposter si nécessaire. D'aider d'autres gens. Et de mourir dignement s'il n'y a pas d'issue.

Donc vous encouragez les gens à faire du survivalisme.

Le pire est devant nous. Alors oui, je pense que c'est raisonnable de s'équiper. Stocker des vivres pour tenir au moins quelques semaines. Mettre en place des points de ralliement pour ses proches. Aménager des lieux sécurisés. Disposer d'armes légales. On attend quoi pour s'affoler ?! La banquise est condamnée. 80% des insectes et 60% des animaux sauvages ont disparu. Tous les voyants sont au rouge. Maintenant on n'a plus besoin de Cafés Collapsologie. On a besoin de Cafés "crise-anticipation", pour se préparer concrètement au désastre.

Et pourquoi vous ne les organisez pas ?!

Je vous ai déjà répondu sur ce point.

Depuis le début de cette interview, vous ne parlez pas de luttes politiques à mener. Vous ne parlez que de démarches individualistes. Comme si désormais, il fallait juste se préparer au pire, chacun-e dans son coin.

Ah non ! Je pense qu'il faut se préparer au pire ET se battre pour éviter le pire. La gauche est condamnée à marcher sur deux pieds : un pied dans les luttes pour changer ce monde, un pied pour se préparer au désastre.

Mais vous croyez encore à des changements politiques ?

Une part de moi, oui. J'espère que toute la clique au pouvoir va dégager en 2022. Que l'électorat va basculer à gauche. Mais surtout, je rêve d'un vrai sursaut social. Sept millions de personnes dans les rues pour tout bloquer. Exiger un bouleversement total de notre société. Un plan d'urgence pour nous sauver de la barbarie. Mon rêve secret, c'est que cette crise agisse comme une sorte d'électrochoc anticapitaliste et libertaire pour un maximum de personnes.

Un électrochoc anticapitaliste et libertaire ?!

Ça me paraît évident. Quand on remplit une attestation de déplacement, on prend vraiment conscience, dans sa chair, que nous sommes de simples sujets de l'État français. Quand on fait la queue dans un supermarché la veille du confinement, on voit bien que nous sommes des consommateurs dépendants de multinationales, avec très peu d'autonomie matérielle. Cette crise nous montre à quel point nous sommes sous la botte de l'État et du capitalisme. Et pourquoi être libertaire et anticapitaliste a du sens. Je ne veux pas me voir imposées des décisions auxquelles je ne suis pas associé, et je veux dépendre le moins possible du patronat. J'espère que nous serons de plus en plus nombreux et nombreuses à ressentir ça.

Et vous luttez, vous, concrètement ?

Oui. Je suis allé à presque toutes les manifs contestataires de Grenoble depuis septembre. Mais je sais que plus nous serons dans des situations de crise, plus ce sera dur de lutter. Il va falloir redoubler d'effort pendant toutes les fenêtres de "normalité".

Le mot de la fin ?

Je prie pour que la prochaine épidémie soit la plus lointaine possible. Et pour que le prochain virus soit le moins virulent possible. Surtout pour les enfants.

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Post-scriptum par l'équipe d'ici Grenoble

Ces interviews sont les plus sombres jamais publiées par notre média... Pour contrebalancer et relativiser les propos de Lou, nous vous proposons plusieurs ressources :

- Les analyses des Cafés Collapsologie de Grenoble.

- Le média Reporterre, qui propose de nombreuses enquêtes et interviews autour de l'écologie radicale.

- Les collectifs imaginaires Isère 2049 et Le Plan B, qui présentent une vision plus positive et coopérative de l'avenir.

- Le mouvement Extinction Rebellion Isère, qui tente de créer un grand mouvement international contre le désastre climatique.