Si rien ne change, quel sera le climat à Grenoble dans 20 ans ?
Que disent les récentes études scientifiques sur les conséquences du réchauffement climatique dans les Alpes ? Grenoble sera-t-elle encore habitable pour les enfants d'aujourd'hui ? Au niveau mondial et local, quels sont les risques d'emballement climatique ? Peut-on encore inverser le cours des choses ?
Alors que le seuil record de 420 ppm de CO2 dans l'air a été franchi en 2021, le média ici Grenoble vous propose l'interview de trois climatologues de l'association grenobloise Névé.
Si vous êtes à la recherche d'infos scientifiques claires et sourcées sur le désastre climatique en cours, cette interview est faite pour vous.
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ici Grenoble : De nombreuses personnes sont encore sceptiques sur la réalité du réchauffement climatique, ou doutent du fait que la situation soit si grave qu’on le dit. Quels sont les arguments scientifiques les plus marquants pour répondre aux climato-sceptiques ?
Le premier argument, c’est l’augmentation sans précédent des gaz à effet de serre (CO2, CH4 et autres) dans l'atmosphère depuis le milieu du 19ème siècle. Depuis 50 ans, cette augmentation est exponentielle, comme le montrent ces courbes issues du rapport AR5 du GIEC (figure 6.11) :
Le taux de CO2 dans l’air dépasse désormais les 419 parties par million (ppm). C’est un niveau inégalé depuis plus de trois millions d’années.
Comment le sait-on ?
Pour les 800 000 dernières années, l’analyse des bulles d’air emprisonnées dans les glaces du continent Antarctique nous montre que le CO2 varie entre 180 ppm lors des phases de climat froid (dite glaciaires), et 280 ppm lors des phases de climat chaud (dites interglaciaires). Pour la période antérieure, la plupart des études reposent sur d’autres méthodes et montrent des taux de CO2 compris entre 350 ppm et 450 ppm.
Dans quelle phase sommes-nous actuellement : glaciaire ou interglaciaire ?
Depuis 10 000 ans environ, nous sommes dans une phase interglaciaire. Depuis 450 000 ans, la Terre a connu cinq périodes interglaciaires entrecoupées de quatre glaciations. Lors de la dernière glaciation, le niveau de la mer était d’environ 120 mètres plus bas, les glaciers des Alpes descendaient jusqu’à Lyon et recouvraient Grenoble.
Lorsque la Terre avait une atmosphère dépassant les 415 ppm de CO2, quel était le climat ?
Pour retrouver un tel taux de CO2, il faut remonter des millions d'années en arrière, à une époque où la calotte groenlandaise n’existait pas. Il faut savoir que depuis un million d’années, le climat n’est pas représentatif des 500 derniers millions d’années. Il faisait généralement plus chaud qu’aujourd’hui. Les dinosaures, par exemple, n’ont jamais vu de calottes de glace. Le climat de la Terre a connu de grandes variations au fil du temps. Mais la perturbation actuelle est d’une ampleur et d’une rapidité sans précédent.
Est-on certain que l’augmentation du taux de CO2 est liée aux activités humaines ?
Oui. Les scientifiques connaissent parfaitement le cycle du carbone. En étudiant les isotopes du carbone dans l'air, on peut savoir s’il s’agit d’une molécule d'origine anthropique ou naturelle. L’augmentation du CO2 et des autres gaz à effet de serre provient de la combustion des énergies fossiles pour les transports, l'industrie et l'alimentation.
Mais est-on sûr que le réchauffement actuel du climat est lié à l’augmentation des gaz à effet de serre ?
Absolument. En s’appuyant sur les observations du climat du passé, les différentes équipes scientifiques de par le monde ont créé de nombreux modèles informatiques. Une multitude de paramètres sont pris en compte : le rayonnement solaire, les éruptions volcaniques, l’humidité, l’axe de la Terre, les gaz à effet de serre, etc.
Toutes ces simulations informatiques donnent des résultats convergents : si l’on ne tient compte que des facteurs naturels, la température moyenne de la Terre n’aurait quasiment pas dû varier entre 1860 et aujourd’hui. Si l’on ajoute les gaz à effet de serre rejetés par l’ère industrielle, les simulations représentent bien l’augmentation de température que nous constatons actuellement, c’est-à-dire un degré supplémentaire environ au niveau global.
La prochaine période glaciaire pourrait-elle compenser le réchauffement climatique ?
Non, au contraire. Les concentrations élevées en gaz à effet de serre dans l'atmosphère vont très largement retarder une possible entrée dans une période glaciaire. Celle ci n’arrivera pas avant plusieurs dizaines de milliers d’années.
On entend souvent parler de risque "d'emballement climatique" : une hausse moyenne des températures terrestres de 6 à 8 degrés en 2100, à cause du dégel du pergélisol, de la fonte accélérée des glaces ou encore de la déforestation. Quel est votre point de vue ?
On ne sait pas encore quantifier exactement les effets du dégel du pergélisol, de l’instabilité de l'Antarctique, de la dégradation de la biosphère et bien d’autres phénomènes très inquiétants. Grâce aux archives climatiques, nous savons que si nous limitons le réchauffement à +2°C, nous ne devrions pas connaître d'emballement climatique. Au-delà de ces +2°C, on rentre dans un monde sans équivalent au cours des derniers 800 000 ans. C’est un saut dans l’inconnu.
Deux degrés, c’est donc le seuil à ne pas dépasser...
Un à deux degrés supplémentaires par rapport à 1850, cela représente déjà d’immenses bouleversements à venir. C’était par exemple la température lors de la dernière période interglaciaire, il y a 125 000 ans. À cette époque, le niveau de la mer était 6 à 9 mètres plus haut qu'aujourd'hui. Les scientifiques pensent qu'une partie de cette hausse venait de la fonte de la calotte du Groenland, et une autre de la déstabilisation de la calotte de l'Antarctique.
Est-ce que cela pourrait nous arriver ?
L'instabilité de certaines parties de la calotte Antarctique est un sujet de recherche très intense. Des études estiment que l'Antarctique pourrait reculer de manière instable, comme il l'a peut être fait il y a 125 000 ans. D'autres concluent que les niveaux d'augmentation de température ne sont pas assez importants pour provoquer cette déstabilisation.
Mais si nous arrivons à maintenir le réchauffement actuel du climat sous la barre des +2°C au niveau de la moyenne mondiale, nous devrions pouvoir éviter ces phénomènes d’emballement. Au-delà de ces deux degrés, ill faut vraiment comprendre que nous nous exposons à des phénomènes sans précédent. C'est pourquoi chaque molécule de CO2 émise est de trop, et chaque dixième de degré de réchauffement aggrave notre situation.
Est-ce qu’un événement brutal et sidérant, comme dans le film Le jour d’après par exemple, est envisagé par certaines études scientifiques ? C’est-à-dire un changement de climat très brusque, en quelques années ou quelques mois ?
Nous savons qu'il y a plusieurs dizaines de milliers d'années, alors que la planète était dans un un climat glaciaire, l'Arctique a connu des réchauffements brusques, de dix degrés en quelques décennies, en lien avec des évolutions du Gulf Stream. Mais un tel réchauffement peut-il arriver à l'échelle mondiale dans le siècle à venir ? Si les émissions de gaz à effet de serre se poursuivent à un tel rythme, nous risquons de rentrer dans une configuration climatique jamais expérimentée sur Terre. Ce qui est sûr, c’est l’augmentation des phénomènes exceptionnels : canicules, sécheresses, pluies diluviennes, tempêtes, cyclones, etc.
On pense bien sûr aux méga-feux en Australie, en Sibérie et en Californie... On entend aussi parfois parler de la fin du Gulf Stream. Serait-ce possible ?
Non. Le Gulf Stream ne pourra pas s’arrêter dans les années à venir. Mais il risque de diminuer en intensité.
Que prédisent les simulations informatiques sur le climat du futur ?
Si nous continuons à rejeter autant de gaz à effet de serre, la plupart des modèles scientifiques prévoient une augmentation de la température moyenne mondiale d'environ 4 à 5°C d’ici 2100.
Peut-on déjà estimer les conséquences sur l'agglomération grenobloise dans dix ans ? Dans trente ans ? Quelle serait par exemple la chaleur l'été ?
Pour comprendre ce qui risque de nous arriver, le mieux est de consulter la base de données Drias de Météo France. Il s’agit d’une synthèse de trente simulations scientifiques du climat en Europe jusqu’en 2100, en fonction des émissions de gaz à effet de serre.
Quelles sont les principales conclusions ?
Quel que soit le scénario climatique, l'intensité et la fréquence des vagues de chaleur vont augmenter à Grenoble. Si les émissions de gaz à effet de serre ne sont pas drastiquement réduites, il faut s’attendre à une moyenne de 20 à 35 jours de canicule par an à la fin du siècle, avec des pics de température à 50 degrés. L’été 2003 reviendrait un été sur deux en 2050. Les canicules pourraient même durer deux mois l’été dans la vallée du Rhône, avec de plus en plus de nuits "tropicales", où le thermomètre ne descend pas en dessous de 20 degrés. Ce seront des nuits chaudes, mais aussi plus humides.
Comment cela ?
Le dérèglement climatique se traduit par une hausse de la température mais aussi de l’humidité, du fait de l’évaporation des océans. Cette humidité va nous faire souffrir, car notre transpiration aura du mal à s’évaporer. Or la transpiration nous permet de réguler notre température corporelle. Des régions entières de la planète deviendront inhabitables si on ne diminue pas nos émissions de gaz à effet de serre dès maintenant.
Ce que vous décrivez, c’est un peu comme si on téléportait Grenoble en Afrique du Nord...
C’est une façon très simpliste de présenter les choses, mais c’est une image parlante. C’est comme si on déplaçait les villes de l’hémisphère Nord vers le sud dans le climat d'aujourd'hui. Madrid serait comme téléportée à la latitude de Marrakech. Londres à celle de Barcelone. Marseille à celle d’Alger. Et ce n’est pas le pire des scénarios.
Que sait-on concernant l’évolution de la pluviométrie à Grenoble ?
Il est très probable que la pluviométrie augmente en hiver et baisse en été. Les précipitations auront tendance à être plus importantes au nord de la France, mais moindres au sud. En gros, il pleuvra plus là où il pleut déjà, et moins là où il pleut déjà moins.
Et la neige ?
L’hiver à Grenoble, la neige et les gelées seront de plus en plus rares. À l’inverse, les étés seront beaucoup plus secs. Les Alpes seront transfigurées, avec la disparition désormais presque inéluctable des glaciers, une multitude d’écroulements rocheux, une faune et une flore totalement déboussolées.
Peut-on encore inverser le cours des choses, ou le pire est-il désormais inéluctable ?
Dans les deux ou trois prochaines décennies, le futur est déjà écrit : le réchauffement va se poursuivre, du fait de l’inertie du système climatique et des quantités de gaz à effets de serre déjà rejetées dans l’atmosphère depuis 150 ans. C’est inéluctable. Même si on stoppait toutes les émissions aujourd'hui, la température continuerait à augmenter entre +1.5°C et +2°C par rapport au début du XXème siècle. Mais pour chaque dixième de degré supplémentaire, les conséquences à l’échelle globale seront énormes. Donc il faut se battre et passer à l’action dès maintenant.
Passer à l’action, comment ?
Actuellement, chaque Français et Française émet en moyenne 11 à 12 tonnes d'équivalent CO2 par an. Pour atteindre les +2°C par rapport à 1850, il faut passer à 2 tonnes en 2050. La différence est énorme.
Pour réduire ses émissions, il y a de nombreuses solutions individuelles : isoler son habitation pour moins utiliser de chauffage, beaucoup moins utiliser la voiture, consommer des produits locaux, retirer son épargne des banques climaticides qui investissent dans des activités émettrices de gaz à effet de serre, ou encore moins manger de viande, surtout la viande rouge. Rien qu’en passant d’un régime carné à un régime végétarien, on peut baisser son empreinte carbone de 10 % !
Mais l’essentiel de notre empreinte carbone est structurelle. Il faut changer notre mode de production, de transports, de consommation. Il faut sortir des énergies fossiles, arrêter les déboisements, réorienter les flux financiers. Cela passe par des actions politiques.
Est-ce qu’une baisse des émissions mondiales a déjà commencé ?
Non. En 2019, les émissions mondiales de gaz à effet de serre ont atteint un record historique de 59 milliards de tonnes équivalent CO2, soit une augmentation de 5 % par rapport à 2015. Ce chiffre a un peu baissé en 2020 du fait de la pandémie, mais il repart à la hausse en 2021. Il faut absolument que cela change. Si l’on n’arrête pas cette machine infernale, des centaines de millions de gens devront fuir leurs terres pour survivre. Les plus vulnérables, souvent les plus pauvres, seront les plus touchés. Mais personne ne sera indéfiniment à l’abri.
À titre individuel, pensez-vous qu'il faut se préparer en déménageant dans d'autres régions ?
Nous prônons avant tout la baisse des émissions. Il faut avoir une vision d'ensemble de notre impact. Par exemple, si déménager à la campagne ou en montagne entraîne une utilisation plus importante de la voiture, il faut pouvoir compenser avec autre chose.
Le fait d'étudier notre climat a-t-il transformé votre vision politique de la société ? Pour le dire autrement, avez-vous désormais des engagements politiques pour essayer de "changer les choses" ?
Nous sommes toutes et tous passé-e-s par la case scientifique, et sortir de la réserve qui est associée au métier n'est pas toujours facile. L’association Névé nous permet d’agir ensemble. Avec les ateliers, les conférences interactives et les animations que nous organisons, nous essayons de sensibiliser un maximum de personnes aux réalités du changement climatique et au passage à une vie quotidienne ''décarbonée''.
Nous consacrons aussi beaucoup d’énergie à la sensibilisation des élu-e-s, surtout au niveau local. Nous avons peu de temps avant que la crise climatique touche toute la société de plein fouet. Il faut utiliser ce temps pour se préparer, individuellement et collectivement.
Vous qui étudiez le climat au quotidien, ressentez-vous une certaine anxiété face à l’avenir ?
Bien sûr. C’est pesant de vivre en sachant ce qui se prépare, surtout pour nos enfants. On combat ce mal par l’action individuelle et collective.
Les élections présidentielles 2022 seront probablement focalisées sur les questions sanitaires, sur la crise économique et la xénophobie, pas ou peu sur le Climat. Parallèlement, le consumérisme débridé bât son plein : explosion du commerce en ligne, déploiement de la 5G, omniprésence des publicités... Tout se passe comme si, au fond, on ne prenait pas la crise climatique au sérieux. Dans ce contexte, vous pensez vraiment que la sensibilisation des élu-e-s peut être efficace ? Ne faut-il pas envisager des actions plus radicales, comme celles menées par Extinction Rebellion par exemple ? Et mettre davantage en avant des concepts comme la décroissance ou la sobriété volontaire ?
La sobriété, c’est une évidence. Elle sera choisie ou forcée, de toute façon. Pour le reste, ce sont de vastes questions politiques. Nous nous questionnons comme tout le monde sur tous ces sujets. Mais nous n’avons pas de position commune en tant qu’association Névé.
Pour suivre de près les questions climatiques, quels médias nous conseillez-vous ?
Nous nous informons principalement via des listes de diffusion internes aux communautés scientifiques. Mais pour être tenu au courant des dernières connaissances en matière de climat, nous recommandons le site The Conversation. Le site Bon Pote fait aussi une très belle veille scientifique de ces questions.
Quels livres conseilleriez-vous pour approfondir le sujet ?
Le réchauffement climatique, Enjeu crucial du 20eme siècle de Frédéric Durand, Réchauffement climatique de François-Marie Bréon et Le climat en 100 questions de Sylvestre Huet.
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Association Névé
Conférences interactives, ateliers et animations pédagogiques
pour comprendre et lutter contre le changement climatique
https://neveasso.fr/