Ruffin 2027 ? Une interview qui fait réfléchir (et un bonus)
En 2027, qui succèdera à 10 ans de Macronisme ? Qui mettra fin à l'inaction climatique, au déferlement de lois en faveur des plus riches, à la répression des mouvements sociaux ? Face à l'extrême-droite, une candidature issue de la gauche "radicale" peut-elle créer la surprise ? Faire mieux que Mélenchon en 2022 ?
Ces derniers mois, de plus en en plus de regards se tournent vers François Ruffin. Mais que se passerait-il, concrètement, s'il devenait président ?
C'est la question que pose frontalement l'économiste et sociologue Frédéric Lordon dans Figures du communisme, publié en 2021. Dans ce livre, Frédéric Lordon réfléchit aux bases d'une société post-capitaliste et aux stratégies de luttes possibles. Quels espoirs placer en particulier dans les élections ? Quelles sont les marges de manoeuvre face au patronat, aux systèmes bancaires, aux médias dominants ? Quelles conclusions en tirer ?
Pour comprendre les raisonnements de Frédéric Lordon et alimenter le débat sur 2027, ici Grenoble vous propose la retranscription d'une interview percutante et polémique qui nous a marqué (avec un petit bonus à la fin). Si l'après-Macron vous préoccupe, si le point de vue de Frédéric Lordon vous intrigue, cette interview est faite pour vous.
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QUE SE PASSERAIT-IL SI MÉLENCHON OU RUFFIN ARRIVAIT AU POUVOIR ?
Retranscription1 d'une interview de Frédéric Lordon par Daniel Mermet en 2021, pour le média Là-bas si j'y suis.
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Daniel Mermet : Comme Hervé Kempf, tu penses que le capitalisme est en train de détruire les conditions de l'habitabilité humaine de la planète. Et donc qu'entre le capitalisme et l'humanité, ça se joue désormais à "lui ou nous". Or il y a bientôt des élections. À ton avis, peut-on sortir du capitalisme par la voie électorale ?
Frédéric Lordon : Ma réponse est non. Toute une partie de la gauche continue de penser qu'on va réussir à sortir du désastre actuel par le vote. Que les institutions de la démocratie électorale sont là pour nous permettre de poser les problèmes, de les discuter, de dégager des consensus, de trouver des solutions. Je crois que l'erreur est totale.
Pourquoi ?
Dans le cadre des institutions politiques qu'on a coutume d'appeler "la démocratie", je pense qu'il n'y a rigoureusement aucun espoir qu'émerge une action politique suffisamment puissante pour nous dérouter du cours vers le désastre capitaliste. Nos institutions politiques sont trop profondément solidaires du capitalisme. Ce sont les institutions de la démocratie bourgeoise. Et cette démocratie bourgeoise est bourgeoise avant d'être démocratique. Les épisodes de l'histoire qui nous l'ont rappelé abondent.
Dans ton livre tu évoques notamment l'écrasement impitoyable de la Commune de Paris et du Chili de 1973. Des carnages qui montrent de quoi la bourgeoisie est capable quand elle est aux abois.
Oui. La démocratie bourgeoise est une fausse promesse démocratique qui dit : "Les enfants, contrairement aux dictatures, ici nous pouvons parler de tout". Et c'est vrai : dans notre "démocratie", on peut parler de tout. Sauf d'une chose : la propriété privée des moyens de production. C'est-à-dire la forme capitaliste de notre formation sociale collective. Sociologiquement, la classe bourgeoise est liée à cette forme sociale, et ne la laissera pas se faire attaquer. Les épisodes historiques de la Commune de Paris ou du Chili de 1973 montrent effectivement de quoi la bourgeoisie "démocratique" est capable de faire lorsque l'on s'avise de commencer à discuter l'indiscutable : elle est capable de tout.
En France, on pense à la répression récente des Gilets Jaunes.
Le mouvement des Gilets Jaunes n'avait pas une dimension anticapitaliste explicite. Il y avait quelque chose d'anticapitaliste, mais très replié. Et pourtant, ce mouvement a été considéré par la bourgeoisie comme une menace contre son ordre social suffisante pour qu'on déploie contre les Gilets Jaunes des armes de guerre. Et qu'on y fasse des blessé-e-s de guerre. Ce qui nous laisse imaginer par anticipation ce que serait la réaction de la bourgeoisie face à un mouvement type Gilets Jaunes associé à un mouvement des Quartiers populaires et à une masse de gens qui seraient explicitement contre le capitalisme.
Dans ton livre tu cites cette phrase de Brecht : "Le fascisme n'est pas le contraire de la démocratie, mais son évolution par temps de crise."
Tout ce que nous vivons depuis le début du Macronisme me semble donner une consistance extraordinaire à cette phrase.
Tu dis aussi que la devise de la classe bourgeoise c'est : "Ne lâchons rien !"
Ah oui, c'est exactement ça !
Mais supposons que Mélenchon ou Ruffin soit élu et devienne Président de la République. On serait vachement contents ! Mais toi, tu penses qu'il ne tiendrait qu'une ou deux semaines. Qu'il se ferait torcher par les taux d'intérêt, par le sabotage des capitalistes, par des médias déchaînés.
Prenons l'exemple de Mélenchon, qui est en position de présidentiable raisonnable. Il fait l'objet du traitement de défaveur le plus appuyé de la totalité des médias mainstream. Il est l'objet d'un déferlement de détestation viscérale. On lui choisit les photos les plus désobligeantes. On déforme ses propos. Au moindre écart de conduite ou de langage il en prend pour trois jours, etc. Quand je vois ça, je me dis que c'est un bon signe. Quelqu'un qui s'attire une haine universelle de l'ensemble des institutions formelles et informelles de la démocratie bourgeoise n'est pas un mauvais sujet...
Tu penses même que le "Front Républicain" pourrait se reformer contre Mélenchon en cas de duel Mélenchon/LePen au second tour.
Oui. Je suis convaincu que le Front Républicain ne serait pas garanti en faveur de Mélenchon, voire qu'il serait contre Mélenchon. Et pour une raison simple : les grands médias sont possédés par des milliardaires. Or quand il s'agit de ses intérêts, le Capital fait très bien la différence entre Marine Le Pen et Mélenchon. Avec Marine Le Pen, le Capital sait que rien ne changera, il n'y aura pas le moindre problème. Avec Mélenchon, ça ne sera pas Le Grand Soir. Mais dans la tête d'un capitaliste, si, Mélenchon au pouvoir, c'est déjà quasiment Le Grand Soir.
Dans ton livre tu imagines Mélenchon arrivant au pouvoir, avec une majorité au parlement. Que se passerait-il ?
Comme je te disais, je crois que ce gouvernement sera torché en moins de 15 jours. Peut-être même avant que Mélenchon ait posé la première fesse sur son fauteuil présidentiel.
Pourquoi ?
Parce que le Capital, en 30 ans de mondialisation néolibérale, s'est doté d'instances disciplinaires à l'échelle internationale, dont la réalisation la plus puissante sont les Marchés de capitaux. Si Mélenchon arrive au pouvoir, les capitaux fuiront en masse la France, se détourneront de la dette souveraine française, et donc les taux d'intérêt vont monter à des niveaux considérables. Comme les Grecs l'ont expérimenté.
Peux-tu préciser ton raisonnement ?
Actuellement, les taux d'intérêt Français sont quasiment nuls. Mais si, du jour au lendemain, les taux d'intérêt dépassent 5%, puis 10%, puis 20%, ce qui est tout-à-fait possible, l'équation budgétaire de l'État Français deviendra insoluble. Il se créera alors une panique dans l'ensemble de l'économie, alimentée par tous les médias mainstream. Les chaînes d'infos en continu créeront un climat de fin du monde. Je te rappelle qu'en 1983 les médias sonnaient l'alarme en annonçant la banqueroute de l'État Français parce que son déficit était de 3,2% du PIB. 3,2%, comparé à aujourd'hui, ce n'était pourtant rien du tout. Dès que la politique s'éloignera de ce que réclament les intérêts de la bourgeoisie, la presse bourgeoise aura pour premier réflexe de déclarer la banqueroute nationale. C'est comme ça.
Le gouvernement Mélenchon serait pris dans une tempête totale.
Oui. Une tempête financière, une tempête médiatique, une tempête politique. Sans compter les malversations du capitalisme industriel qui pourrait saboter l'économie, bloquer les productions, licencier en masse ou refuser d'embaucher, comme l'expérience du Chili l'a cruellement prouvé.
Mais face à ces tempêtes, quelles seraient les marges de manoeuvre de Mélenchon ?
À ce moment-là, notre brave président Mélenchon se trouvera à un point de bifurcation historique, une sorte de "quitte ou double". Soit il fera ce qu'a fait Tsipras en Grèce, qui est arrivé au pouvoir avec des ambitions infiniment moindres, c'est-à-dire qu'il s'affalera. Soit il passera la seconde.
Quelle seconde ?
Passer la seconde, c'est admettre que ce qui est train de se jouer avec le Capital et toutes ses forces satellites nous fait entrer dans une période de "guerre à outrance". Et là, ou bien les masses sont derrière Mélenchon, comme elles l'étaient derrière Allende au Chili, soit elles n'y sont pas. Si elles n'y sont pas, c'est terminé. Sans le soutien de la population, Mélenchon n'aura pas les moyens de résister à des forces capitalistes aussi puissantes. Cette expérience de pensée te donne d'ailleurs à voir la réalité du pouvoir politique. Arriver au pouvoir, c'est être une bande de quelques dizaines de couillons dans des palais officiels. Pour que ça marche, il faut énormément d'autres choses.
Mais si les masses sont présentes et soutiennent Mélenchon, on rentrera dans un autre univers. On franchira une frontière. On quittera la politique réformiste, celle qui a l'intention de modifier le rapport de forces entre le Capital et le Travail, mais seulement au sein du capitalisme. On entrera dans le territoire des dynamiques révolutionnaires. La guerre à outrance avec le Capital, ça s'appelle la Révolution.
Pour toi, la devise de la politique réformiste, c'est un peu : "un autre capitalisme est possible". C'est essayer de changer le capitalisme avec du capitalisme. Et ça produit du capitalisme...
Oui, exactement. Les gens qui pensent qu'on va ramener le capitalisme à la modération, à la responsabilité sociale ou à la responsabilité environnementale, se trompent totalement.
Dans ton livre, tu parles des mouvements qui tentent des choses, comme Alternatiba, Extinction Rebellion. Tu parles aussi de ceux que tu appelles la "gauche cucu". Tu parles également des zadistes. Peux-tu nous préciser un peu ta pensée ?
Commençons par les zadistes. Je pense que les expériences d'autonomie telles que les ZAD sont admirables. Je le pense d'autant plus que je serais incapable de faire face à ce qu'elles demandent. Ce que je crois, c'est que pour si estimables que soient ces expériences, elles ne peuvent pas nous donner un "patron", une sorte de modèle généralisable. On couvrirait le pays de ZAD et ça serait gagné. Non. Pour plein de raisons sociologiques et économiques, je n'y crois pas une seule minute.
Concernant Alternatiba, Extinction Rebellion ou d'autres mouvements urbains similaires, mon regard sur ces organisations a changé au fil du temps. Au début, je les trouvais d'une naïveté touchante. Mais dans ces organisations, il y a un potentiel de dynamiques révolutionnaires. On n'attrape pas les mouches avec du vinaigre : pour faire rentrer leur "segment de clientèle", c'est-à-dire la jeunesse bourgeoise urbaine éduquée, pour les amener à militer, tu ne peux pas leur tenir d'emblée le discours de la Dictature du Prolétariat, du Grand Soir, etc. Ça ne marchera pas. Mais la participation à des mouvements comme Alternatiba fait entrer la jeunesse bourgeoise urbaine dans une trajectoire de prises de conscience. En espérant que chemin faisant, les expériences et les idées s'enchaînant les unes derrières les autres, toutes ces personnes vont faire leur itinéraire de conséquences et de radicalisation.
Et la "gauche cucu", c'est quoi pour toi ?
Je ne suis pas le créateur de ce concept. Son fondateur est Witold Gombrowicz, qui est l'auteur du roman Ferdydurke, dans lequel il introduit ce concept de cucu. L'encuculement consiste à traiter un adulte comme un enfant, à l'infantiliser. Il écrit cela en 1937, mais ça nous parle de notre époque, intégralement. Si vous ne voyez pas le lien, il suffit d'un seul mot pour faire l'arc-électrique entre Ferdidur et notre époque, c'est ce mot qu'on entend partout : pédagogie. "On n'a pas fait assez de pédagogie". C'est l'opérateur par excellence de la cuculisation.
Mais c'est quoi la cuculisation, plus précisément ?
La cuculisation, c'est le déversement de discours sirupeux sur des situations qui sont profondément conflictuelles. C'est typiquement le discours des "patrons qui ont une âme", du "patronat humaniste", de la "Responsabilité Sociale et Environnementale", du patronat qui dit : "nos collaborateurs", "nos partenaires sociaux", etc. La gauche cucu, c'est une opération intellectuelle de déni politique. C'est passer systématiquement sous le tapis le fait qu'il y a des affrontements dans l'histoire, qu'il n'y a pas de changement significatif hors d'affrontements.
La cuculisation, c'est l'idée qu'avec du consensus, de l'harmonie, des conférences de consensus, du débat, tout va bien aller. Et bien non, ce n'est pas vrai. L'histoire nous montre qu'il n'y a aucune avancée sociale, aucun progrès politique qui n'ait été conquis de haute lutte. Ce que la gauche cucu ne veut pas voir, c'est ça. Elle croit qu'il suffit de formuler ses propositions bien comme il faut. Et elle en a plein la hotte ! Et des très intéressantes ! Et on va aller à l'Église et chanter : "Sainte Christiane Taubira, venez nous sauver". Non, Sainte Christiane ne va pas nous sauver de l'écocide. J'en suis désolé.
Mais elle va peut-être nous sauver du fascisme qui monte ?
C'est peut-être pas faux. Mais la gauche cucu, c'est tout ce qui a tourné en orbite autour du PS. C'est une gauche qui déteste la radicalité, mais qui a sa radicalité : elle est radicalement anti-anticapitaliste. Elle mettra toute son ingéniosité, tous ses moyens à ce que la question de sortie du capitalisme ne soit pas posée.
Face aux luttes des zadistes, à Extinction Rébellion ou à la gauche cucu, ce que tu dis dans ton livre, c'est que désormais le Capital ne fait plus de compromis.
Oui. Cet espoir de compromis, c'est le point de croyance de la gauche cucu. Une gauche qui ne comprend pas que la parenthèse sociale-démocrate de l'histoire est fermée. Ce qui avait rendu possible cette parenthèse sociale-démocrate, c'était l'enchaînement d'une grande-dépression économique puis de la seconde guerre mondiale. Symboliquement, le patronat est sorti "liquidé" de ce carnage. Les élites d'État ont été considérablement renouvelées. À la sortie de la guerre, le capitalisme était totalement délégitimé, l'URSS était puissante, le PC représentait 25% de l'électorat en France. Le Capital était obligé de faire des compromis.
Cette période s'est refermée dans les années 80, sous Mitterrand notamment. Depuis trois décennies, ce qui s'est mis en place, c'est un ensemble de transformations structurelles et institutionnelles qu'on nomme la mondialisation néolibérale. Des changements qui ont rebasculés le rapport de forces entre le Capital et le Travail, outrageusement en faveur du Capital. Le Capital a désormais conquis des positions stratégiques si puissantes qu'il a les mains libres.
En détruisant le monde ouvrier français par les délocalisations notamment...
Oui. Le Macronisme est une accélération de cette tendance décennale, où le Capital se la joue "open bar". Il prend tout ce qu'il veut. Pourquoi s'arrêterait-il en si bon chemin ? Ce Capital là, tu ne le ramèneras pas à la raison. Pour le ramener à la raison, il faut des changements structurels de même ampleur et de sens opposé. Crois-tu que le Capital va te laisser faire cela gentiment ? Tu crois qu'il laisserait un président effectuer ces changements structurels sans le combattre de toutes ses forces ?
Alors comment on fait ? Comment va-t-on vers le communisme, vers une société non capitaliste ? Si la stratégie électorale te paraît peu probable, es-tu pour la révolution violente ? Comment sort-on du capitalisme ?
Je n'en ai pas la moindre idée. Ce sont les processus de l'histoire qui décident. Personne ne peut le décider de A à Z. C'est le résultat de situations conjoncturelles et d'une myriade de petites interventions qui font qu'à un moment on passe le point de percolation, comme on dit en physique. Mais il n'y a nulle part l'ingénierie du processus politique de sortie du capitalisme. Une révolution, ça suppose des conditions de maturation passionnelle et de maturation politique. Il faut que la colère ait franchi toute une série de caps pour décider les gens à entrer dans l'action. Et il faut qu'il y ait eu un "travail" des militant-e-s au sens large du terme, quelle que soit leur chapelle, qui "travaillent" des milieux sociaux, par des discussions, des débats, des actions dans les quartiers populaires, dans les usines, etc.
Ce qui me marque en ce moment, c'est que je vois des milieux sociaux très inattendus qui sont en train d'être "travaillés". Des milieux de la bourgeoise très éduquée et diplômée, qui normalement se vit spontanément comme "partie liée" à l'ordre social. Une partie de la bourgeoisie commence à s'apercevoir que ça ne peut plus continuer comme ça. Des ingénieurs, des polytechniciens, des agronomistes qui commencent à "sortir des clous". Qui livrent le combat sur le désastre climatique, sur l'épuisement de la planète. Quand des gens de ces milieux-là commencent à remettre en question l'ordre établi, c'est un signe fort.
Mais ce mouvement ne touche pas que les plus jeunes. Même des gens bien installés, avec de forts salaires, comment à voir leurs croyances vaciller. Je ne dis pas qu'ils deviendront des militants bolchéviques en quelques semaines. Mais je vois des milliers de petits ruisseaux, qui pourraient produire des rivières. Ma certitude en tout cas, c'est que seul un processus révolutionnaire peut faire dérailler le capitalisme.
Mais c'est quoi un processus révolutionnaire ?
Ça peut partir d'une grève générale. Ça peut partir d'un soulèvement local qui va faire un point de catalyse sur lequel vont venir se joindre plein d'autres luttes. Sans crier gare. On ne sait pas.
Le soulèvement des Gilets Jaunes a surpris beaucoup de monde. Ce que tu dis, c'est qu'on n'est jamais à l'abri d'une bonne surprise politique. Et donc qu'il est important d'être prêt-e le moment où.
Oui. Il faut faire tout ce qu'on peut là où on est. Mais un processus révolutionnaire adviendra-t-il en France ? On ne sait pas. Il y a des événéments à portée catalytique qui peuvent survenir. Tu te souviens du petit maraîcher en Tunise qui s'est immolé par le feu. Et poum, ça fait le printemps arabe. Un mouvement qui n'a malheureusemet pas rejoint toutes les expériences qu'il portait. En France, quelques temps plus tard, un homme s'est immolé devant une agence Pôle emploi. Il ne s'est rien passé. Il y a peu de temps, un étudiant s'est immolé devant le CROUS à Lyon. Une colère a commencé à surgir, mais elle s'est éteinte assez rapidement. Qu'est-ce qui fait que la catalyse opère ou n'opère pas ? Personne ne le sait. Donc si nous devons être surpris, autant nous préparer.
Et toi, quel est ton rôle là-dedans, en tant qu'intellectuel ?
Nous devons faire des propositions. Pour se faire une idée de ce vers quoi on va. De ce qu'on veut. C'est une fonction cartographique en quelque sorte. Essayer de comprendre et formuler ce qui nous attend. Ce qui pourrait se passer. Ne pas faire comme la gauche cucu, qui arrive avec sa brouette d'idées progressistes, sans se poser la question des réactions du camp d'en face.
Et même en supposant qu'on passe l'étape révolutionnaire, en imaginant qu'on entre dans le monde radieux du communisme, il faut bien comprendre que ce monde ne sera pas si radieux que cela. Ce monde sera meilleur que le capitalisme, mais il ne sera pas radieux. Il faudra être capable de nous inventer des institutions prenant en compte le fonctionnement si particulier des humains.
Pour ma part, je pense que le communisme est une idée à réinstaller sur la scène de l'histoire. Ce qui a été fait en son nom en est le contraire même, a aussi peu de rapport avec lui que l'Inquisition avec la foi catholique. Il faut rétablir la vérité du communisme, ne pas en cacher les difficultés, en montrer des figures, en refaire une possibilité. Sortir du capitalisme demeurera un impensable tant que le communisme demeurera infigurable. Le communisme ne peut pas être désirable seulement de ce que le capitalisme devient odieux. Il doit l'être pour lui-même. Et pour l'être il doit se donner à voir, à imaginer, bref de se donner des figures. C'est ce que je m'efforce de faire dans mon livre.
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BONUS
"IL N'Y A PAS D'AUTRE SOLUTION QUE D'ÊTRE RÉVOLUTIONNAIRE"
Retranscription de la courte prise de parole de Frédéric Lordon lors d'un meeting du mouvement Révolution Permanente, le 6 mars 2024 à Paris :
"La Révolution m'apparaît comme un objet paradoxal. Jamais elle n'a paru aussi lointaine. Jamais elle n'a été autant appelée. L'objet est froid, mais sa conjoncture est chaude. C'est la conjoncture du capitalisme contemporain. Si le mandat de Macron, qui termine dans la faillite et dans la honte, a un unique mérite, c'est de nous en faire apercevoir la monstruosité avec une netteté inédite.
Le Capital est prêt à tout. Il est maintenant déterminé à accomplir son programme maximal. La soumission à sa logique exclusive de la vie sociale, dans sa totalité. Tout doit lui être remis, et il mettra la main sur tout. L'hôpital public est détruit parce que le Capital a faim. Les transports publics, l'enseignement public sont détruits parce que le Capital a faim. La terre et l'agriculture sont détruites parce que le Capital a faim. Détruisant toutes les formes de la vie sociale socialisée, le Capital, logiquement, prépare, appelle même sa seule solution substitutive pour recréer de l'existence collective : la solution ethno-nationaliste, raciste.
Dans cette situation paradoxale, où le Capital est à la fois contesté comme jamais, et acharné à pousser son programme maximal, il devient nécessairement fachisateur. Macron est le Capital maximal en personne. Logiquement, il est devenu le fachisateur. Mais il restera aussi comme l'écocidaire, le démolisseur de la santé publique, responsable de la mise en danger de la vie d'autrui à une échelle sans précédent, le bouffon diplomatique, la figure de l'infâmie sur Gaza, ce Titanic de l'entité qui se fait appeler l'Occident. Voilà ce que j'appelle une conjoncture chaude.
Et pourtant vous le savez : hors des cercles militants, l'accueil est interloqué. "Mais enfin, il reste des élections, on va voter, ça va changer !". Oui, c'est ça, votons. Votons pour Syrisa. Votons pour Podemos. Votons pour François Hollande. Ça va bien changer... Conjoncture chaude, révolution froide.
Quelle est la tâche d'un parti révolutionnaire ? C'est de porter la révolution à la température de la conjoncture. En commençant par faire voir les choses exactement comme elles sont, pour en finir avec les faux espoirs, les illusions et le mensonge à soi-même. Les choses comme elles sont, c'est qu'il y a une classe radicalisée dans notre société : la bourgeoisie. Une classe radicalisée, et toutes les autres classes maltraitées.
La bourgeoise est radicalisée dans son unique préoccupation : sa jouissance. Les autres humains et la nature ne sont que des instruments de sa jouissance. Si tout doit être détruit pour qu'elle jouisse, ainsi soit-il. Alors à celles et ceux qui ne sont pas du côté de la bourgeoisie de pouvoir, mais ne mesurent pas ce qui se passe, il faut le dire : vous avez intérêt à ouvrir les yeux, parce que vous y passerez tous. Et tous dans le même hachoir. Soignant-e-s, profs, chercheurs, artistes, employé-e-s, cadres intermédiaires du privé, vous y passerez et vous y passez déjà, comme les ouvriers depuis 40 ans, dont le sort vous fût si indifférent, alors qu'ils étaient la figure de ce qui vous attend.
Dans la situation présente, il n'y a qu'une seule hypothèse réaliste, sur laquelle construire une stratégie politique : l'hypothèse de la radicalisation bourgeoise. La sociale-démocratie est morte, parce que le Capital aidé de l'État en a refermé la parenthèse, et décidé qu'il ne transigerait plus sur rien. Souvenez-vous, c'est récent : 15 journées d'actions et 1 million de personnes dans la rue contre la réforme des retraites. 90% des salarié-e-s opposé-e-s à cette réforme. Et rien. Allez donc tous bien vous faire foutre. Y-a-t-il une personne, dans les directions syndicales, dans les partis politiques, pour méditer sérieusement ceci ? Évidemment non. Comment des organisations parfaitement insérées dans le jeu institutionnel pourraient-elles avoir envie de méditer l'inanité du jeu institutionnel ? Voilà un exemple de mensonge à soi-même.
Parlons maintenant des faux espoirs. Et si au pouvoir il y avait un parti de gauche, un vrai parti de gauche ? Malheureusement je ne lui donne pas deux mois d'espérance de vie. Car la bourgeoise n'a pas fait que se radicaliser. Elle s'est dotée d'un arsenal atomique. L'espoir de l'alternance tranquille, et du changement pacifié, n'a pas idée de ce que la bourgeoise déchaînera contre toute atteinte à ses intérêts. C'est simple : elle jettera toutes ses forces dans la bataille. Les forces de la finance qui envolent les taux d'intérêt au plafond et font sauter les budgets. La Banque Centrale Européenne et son pouvoir d'embargo monétaire. Le coulage industriel du patronat, qui fait exploser les licenciements, sabote la logistique, organis les pénuries s'il le faut. Enfin le ponpon : les médias bien sûr. Campagnes hurlantes, permanentes, qui feront régner une ambiance de fin du monde H24. Quel gouvernement peut résister à tout ça ?
Intérêt Général, un think tank proche de la France Insoumise, en a tout-à-fait conscience. Dans une de ses notes il fait une proposition d'urgence pour "tirer les verrous". Elles sont loin d'être inintéressantes. Je pense juste qu'elles sous-estiment gravement le temps nécessaire pour installer des constructions institutionnelles alternatives, la violence du choc combiné de toutes les attaques de la bourgeoise. L'atmosphère totalement irrespirable qu'elles produiront immanquablement.
Je repose donc la question : quel gouvernement élu peut résister à ça ? Réponse : aucun. Alors se profile "le point L". Le point où tout se décide. Celui où un pouvoir de gauche, entre deux destins possibles, choisit le sien. Soit s'affaler, soit la confrontation. La confrontation, c'est que si la bourgeoisie radicalisée veut la guerre à outrance, elle l'aura. "Le point L" c'est L comme Lénine. C'était un peu pour rire au départ, mais finalement pas trop quand même. Car franchir le point L, c'est d'un coup entrer dans une autre réalité politique. Une réalité révolutionnaire. Or dans la réalité révolutionnaire, en face de la bourgeoisie, il n'y a qu'un protagoniste pertinent : le nombre, la masse.
Il n'est pas au pouvoir d'un gouvernement bien intentionné de tirer les verrous. Seul le nombre en a le pouvoir réel. C'est très simple : face aux moyens colossaux de la bourgeoise en guerre totale, il n'y en a qu'un qui fasse le poids, c'est la grève générale avec occupation générale. Voilà les données réalistes du problème.
Le nombre sera-t-il au rendez-vous pour soutenir un vrai parti de gauche ? Personne ne le sait. Ce que nous savons, c'est qu'il ne le sera pas si sa constitution n'a pas été pensée et préparée de longue date. Une organisation à base ouvrière, avec une implantation salariale et populaire la plus large possible, est le première étape indispensable. Le nombre ne se mettra pas en mouvement sans qu'auparavant on l'ait fomenté.
On pourrait me faire dire que je tiens le jeu électoral comme nul et non avenu. Ce n'est pas ce que je pense. Il se passe indéniablement quelque chose d'important avec la France Insoumise. L'opprobe universelle dont elle est couverte en est le signe indubitable et excellent. Je pense aussi qu'il faut s'intéresser aux élections, car il arrive que des élections créent des situations. Ce pourrait être le cas avec l'élection d'un pouvoir France Insoumise.
Alors faisons l'effort de juger stratégiquement, c'est-à-dire avec discernement, la France Insoumise. Ce parti revendique la rupture. À l'évidence, au regard de la période actuelle, on doit l'en créditer.
On reste tout de même en droit de se poser la question : la rupture avec quoi, exactement ? Quand la France Insoumise, comme elle essaye de le faire en ce moment, se redéfinit comme "anticapitaliste", je ne peux pas m'empêcher d'entendre Mitterrand en 1971 au congrès d'Epinay : "Celui qui n'accepte pas la rupture avec la société capitaliste, celui-là je le dis, il ne peut pas être adhérent du Parti Socialiste". Voilà voilà voilà...
Mais d'un autre côté, un gouvernement de gauche, c'est aussi la possibilité de la police remise au pas, des mouvements écolos décriminalisés, de la science écoutée à nouveau, de la contestation sociale réautorisée, des réouvertures sans lesquelles rien n'est possible. Une fenêtre pour l'entrée en scène du nombre.
Le truc avec le nombre, c'est qu'une fois qu'il est lancé, il est possible qu'on ne l'arrête plus si facilement. Et on ne le convaincra peut-être pas de rester à sa place de supplétif d'un gouvernement installé, pour ensuite retourner gentiment à l'écurie. Parce que le pouvoir, le nombre pourrait avoir le désir de le devenir lui-même. Et de se poser en souverain pour toutes les affaires qui le concernent. C'est ça, le but ultime d'une Révolution.
Les propositions de politique publique les plus audacieuses, les plus déterminées, ne viendront pas à bout de cette objection catégorique et rédhibitoire : le Capital radicalisé ne laissera pas faire. On peut faire assaut d'imagination : le Capital ne laissera pas faire. Il va falloir regarder cette réalité en face. Et en tirer les conséquences. Le cas du changement climatique devrait pourtant être assez parlant. Combien de temps encore à chialer : nos dirigeants n'entendent pas nos appels. Nos dirigeants ne sont pas la solution, ils sont le putain de problème.
Le capitalisme s'est doté d'un système institutionnel de verrouillage de ses intérêts. Il sécrète ses dirigeants adéquats, ou bien fait la guerre à ceux qui ne le sont pas. Pourquoi faut-il être révolutionnaire ? Mais parce qu'il n'y a pas d'autres solutions ! Parce qu'il n'y a plus d'autres solutions. On peut continuer longtemps de faire des rêves électoraux en couleur à base de cercles carrés ou de tigres végétariens. Mais à un moment il faut se réveiller : c'est le capitalisme ! Terminus, tout le monde descend ! Ou alors c'est la Révolution, et on prend les clefs du train.
En attendant, notre tâche, c'est de faire toucher du doigt l'impasse. C'est un rêve de singe d'imaginer venir à bout de l'intérêt des dominants depuis l'intérieur du cadre politique que se sont donnés les dominants. C'est presque une question de logique. Alors nous devons travailler à faire advenir ce jour où pour le plus grand nombre, la Révolution sera devenue une question de logique. Et apparaîtra, tout faux espoir envolé, comme l'unique solution pour ne plus se laisser détruire, pour arrêter de tout perdre, et enfin tout conquérir !
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Pour aller (beaucoup plus) loin
- Un débat contradictoire sur les perspectives communistes proposées par Frédéric Lordon : La controverse
- Le blog de Frédéric Lordon : La pompe à phynance
- Deux prises de paroles publiques percutantes et polémiques de Frédéric Lordon : Vous avez dit communisme ? et Abattre le capitalisme : mode d'emploi.
- Un article critique : Questions stratégiques à Frédéric Lordon
- La longue interview dont est extraite la retranscription : Le capitalisme nous détruit, détruisons le capitalisme
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Cette interview de Frédéric Lordon est extraite du média indépendant Là-bas si j'y suis, disponible sur abonnement. S'abonner à Là-bas, c'est accéder à des milliers d'émissions, en particulier les archives passionnantes de l'émission Là-bas si j'y suis, autrefois sur France Inter.
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1. Pour plus de clarté et de fluidité, nous avons remanié de nombreuses phrases de cette interview. Pour illustrer et étayer certains propos, nous avons également injecté des pĥrases marquantes du livre "Figures du communisme".