Déserteur : Eddy, psychologue à prix libre

Eddy était graphiste dans un cabinet d'architectes à Grenoble. Il est désormais psychologue à prix libre...
Le média ici Grenoble vous propose le septième épisode d'une série d'entretiens avec des ''déserteurs'' et "déserteuses" de Grenoble : des ingénieur-e-s, des fonctionnaires, des salarié-e-s qui ne voient plus de sens dans ce qu'ils font. Qui ne veulent plus cautionner des systèmes absurdes ou nuisibles à leurs yeux. Qui claquent la porte. Ou préparent leur sortie en douceur...
Comment ? Pourquoi ?
Découvrez les parcours étonnants de :
- Loïc, ancien responsable d'une usine de dépollution des eaux (truquée) ;
- Nicolas, informaticien en transition hors de STMicroelectronics ;
- Diane, ex réalisatrice de clips publicitaires à Crolles ;
- Vanille, ex productrice vidéo dans une multinationale du CAC40 ;
- Louise, ex chercheuse au CEA Grenoble ;
- Sonia, ex secrétaire ;
- Et aujourd'hui Eddy. Il travaillait dans un grand cabinet d'architectes à Grenoble. Il est désormais psychologue à prix libre...
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ici Grenoble : Quel travail exerçais-tu à Grenoble ?
Eddy : J'ai bossé dix ans pour des cabinets d'architectes. Je réalisais des modélisations numériques de bâtiments, et toute l'infographie qui va avec. Vers la fin, je participais aussi au suivi de certains chantiers.
Tu réalisais les illustrations que l'on voit sur les plaquettes des promoteurs immobiliers, ou les affiches devant les chantiers ?
Exactement. Ce sont ces belles images où le ciel est bleu, les arbres bien verts, les rues calmes...
Ce travail te plaisait ?
Globalement, oui. C'est un boulot assez créatif et confortable. On est au chaud devant son ordi, dans des bureaux agréables. Le plus pénible, c'est le caractère de certains architectes. Les autoritaires ou les arrogants. Mais la plupart sont sympas. Ce sont souvent de grands communiquants, très doués pour mettre en valeur leurs projets.
Le suivi de chantiers te plaisait ?
Oui, mais ce n'est pas simple de gérer le décalage entre les projets "sur le papier" et les résultats "en dur". Pour gagner du temps et de l'argent, les entreprises de BTP ont tendance à modifier les plans et les matériaux utilisés. C'est un bras de fer permanent entre l'architecte, les chefs de chantier, les artisans et les sous-traitants.
Il faut savoir qu'il y a beaucoup de malfaçons dans la construction. En général, les clients n'y voient que du feu. Les problèmes peuvent mettre plusieurs années avant de se révéler : vieillissement prématuré des façades, défauts d'étanchéité, systèmes de chauffage ou d'isolation mals conçus, tuyauteries fragiles, etc.
Pour quelle raison as-tu finalement quitté ton travail ?
Au départ, c'est l'amour.
Comment ça ?!
J'ai rencontré un amoureux qui était engagé dans plein de luttes : Attac, la décroissance, les revendications LGBTQI. Il m'a fait découvrir Orwell, Bourdieu, Lordon, Chomsky, Despentes, Butler... J'ai commencé à voir la vie différemment. Comme un nouveau monde qui s'ouvre. Et plus je m'informais, plus je sentais un décalage avec mes collègues, ma famille, mes ami-e-s.
Ta famille n'est pas très engagée ?
Dans ma famille, on ne se pose pas trop de questions. Depuis mon enfance j'étais programmé pour "suivre les rails". Petit à petit, j'ai commencé à me poser les mêmes questions que mon amoureux : comment changer la société ? Qu'est-ce que j'ai vraiment envie de faire de ma vie ? Qu'est-ce qui a du sens dans ce monde en crise ? Ce sont des questions vertigineuses.
Et parfois angoissantes...
Oui, surtout quand tu commences à te les poser assez tard, comme moi, à la trentaine. Au fond, c'est la question de la liberté. Et la liberté, c'est un art difficile. Il faut du temps pour apprendre à la "maîtriser", savoir ce qu'on veut vraiment, savoir mettre en place des stratégies pour réaliser ses rêves. J'aurais dû faire un "BTS liberté" quand j'avais 20 ans... [rires]
Quel a été le déclic t'amenant finalement à changer de travail ?
Ce n'est pas vraiment un déclic, plutôt un cheminement. Quand tu fréquentes la Maison des associations de Grenoble, le centre LGBTI, des lieux "alternatifs" comme Antigone ou le 102 , tu rencontres plein de gens comme toi : des salarié-e-s de la classe moyenne qui bossent dans des boîtes plus ou moins pourries, mais qui se questionnent et s'engagent par ailleurs. On peut faire comme ça toute sa vie. Mais j'ai commencé à trouver ma vie trop absurde. Je me souviens d'ailleurs d'une anecdote marquante.
Quelle anecdote ?
Dans les lieux alternatifs, tu vois souvent des mecs brillants qui prennent tout le temps la parole, avec des propos très radicaux, très anarchistes. Je me souviens notamment d'un gars qui intervenait souvent dans les débats à Antigone, qui "recadrait" les gens, en critiquant le manque de radicalité des un-e-s et des autres. Un jour je le croise dans une manif, on discute un peu, et avec un sourire malicieux il me raconte qu'il venait de dépenser 2 000 euros en quelques jours à Tignes. La même personne qui donnait des leçons d'anarchie à tout le monde. Il était ingénieur dans une grosse boîte. Capitaliste le jour, anarchiste le soir. Ça m'avait choqué.
Et puis, en y réfléchissant, je me suis dit que je n'étais pas si différent de ce gars-là : moi aussi je faisais partie de ce petit "peuple militant grenoblois" qui de 8h à 18h bosse pour le Capital ou l'État, puis à 20h va se "réchauffer" et parfois "briller" dans les lieux alternatifs. Je ressentais un gros besoin de cohérence.
Du coup, tu as décidé de changer de vie ?
Je suis une personne lente. Il m'a fallu plusieurs années pour changer de vie. Je savais juste que je voulais un boulot sans chef, un boulot qui a du sens, et un boulot dans lequel je peux moduler mon temps de travail. Je voulais avoir du temps pour lutter et vivre à côté.
Quel nouveau travail as-tu choisi ?
Comme je ne savais pas trop quelle direction suivre, et comme dans ma vie je rencontrais des difficultés familiales et personnelles, j'ai décidé de démarrer une psychothérapie. Là, pour le coup, j'ai eu l'impression de faire un "BTS liberté" ! J'ai adoré le contact avec la psy. Elle m'a aidé à "ouvrir des portes", à mieux me comprendre et me libérer de plein de choses.
Ça m'a tellement passionné que j'ai décidé d'étudier la psychologie, puis de passer une licence en psycho, en cours du soir. Pour finir ma licence et passer un master, j'ai démissionné de mon travail. Et je suis devenu psychologue.
À Grenoble ?
Non. Pour des raisons familiales je me suis installé près de Besançon.
Quel type de psychologue es-tu ?
J'essaye de me tourner au maximum vers les personnes en galère sociale et les militant-e-s. L'une de mes particularités, c'est que je suis un psy à prix libre. Pour l'instant je ne travaille jamais plus de 20 heures par semaine, car c'est épuisant. Accueillir les souffrances des patient-e-s, c'est aussi porter une partie de ces souffrances. Ça nous "travaille" aussi, forcément.
Est-ce que tu penses qu'un "bon-ne militant-e" doit faire une psychothérapie ?
Non, il n'y a pas de "devoir" dans ce domaine. On ne démarre pas une bonne psychothérapie sous la contrainte. Par contre je pense que beaucoup de militant-e-s ont des blessures familiales ou sociétales qui font justement qu'ils et elles sont attiré-e-s par le militantisme. Une psychothérapie peut nous aider à comprendre et combattre nos déterminismes, les oppressions et les dominations qu'on subit, surtout dans son enfance, à l'école, au travail. Et aussi dans les milieux militants, qui ne sont pas exempts de violences et de dominations. Je pense d'ailleurs qu'on manque de psychologues libertaires, qui comprennent ce que ressentent et vivent les libertaires.
Est-ce que tu milites par ailleurs ?
Oui, je suis engagé dans des luttes écologistes radicales, et dans une asso LGBTQI. Et je considère aussi mon métier comme du militantisme. D'ailleurs pour moi, militer ou faire une psychothérapie, c'est un peu la même chose : c'est un mouvement vers une émancipation. Une psychothérapie peut aider à trouver sa voie, remettre en question des normes imposées, trouver ou retrouver une certaine jubilation existentielle.