Polémique : Faut-il soutenir les Vencorex ?

14/11/2024
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L'usine Vencorex, un pilier de la plateforme chimique du Pont-de-Claix, pourrait disparaître d'ici quelques mois. 450 emplois sont menacés, faisant craindre des fermetures en cascade pour les 2 000 salarié-e-s des plateformes chimiques de Jarrie et de Pont-de-Claix.

Que produit l'usine Vencorex, classée Seveso seuil haut ? Du chlore, de la soude, de l'hydrogène, mais aussi des monomères et des isocyanates particulièrement toxiques, pour les vernis et les peintures. À qui appartient cette usine ? Au groupe pétrochimique thaïlandais PTT-GC, placé en redressement judiciaire.

Depuis plusieurs semaines, les salarié-e-s de Vencorex se mobilisent avec vigueur, soutenu-e-s par la CGT, Solidaires, l'Union Communiste Libertaire, le mouvement Révolution Permanente Grenoble, ou encore le DAL Isère. Mais faut-il vraiment soutenir les Vencorex ?

Pour alimenter ce débat, voici une bataille argumentaire cinglante entre Marcus, un syndicaliste révolutionnaire grenoblois, et Sasha, qui se définit comme militante écologiste radicale. L'échange est anonyme, pour ne mettre en avant que les arguments.

Attention, les propos de Marcus et de Sasha n'engagent pas l'ensemble des syndicalistes révolutionnaires grenoblois, ni tout le mouvement écologiste radical. Il s'agit d'avis personnels.

Selon vous, qui a raison ?

* * *

ici Grenoble : Marcus et Sasha, nous vous proposons d'échanger publiquement sur Vencorex. Seule règle : pas d'insultes. Commençons par Marcus : pourquoi soutiens-tu les salarié-e-s de Vencorex ?

Marcus : Pour deux raisons fondamentales. La première, c'est que 450 personnes au chômage, c'est toujours dramatique. On le sait, certain-e-s salarié-e-s vont se retrouver dans des situations de grande précarité. Il y aura de la dépression, des divorces, probablement des suicides. Perdre son boulot du jour au lendemain, on ne le souhaite à personne. Pour moi, être de gauche, c'est d'abord ça : soutenir les travailleuses et les travailleurs face aux décisions brutales du patronat.

Sasha : Forcément, si tu places tout le débat sur le terrain de l'empathie, alors oui, il faut soutenir tout le monde, tout le temps. Mais être de gauche, c'est aussi se poser la question du sens. Quelle société voulons-nous ? Avec ta logique, on soutient les salarié-e-s du nucléaire, de l'automobile, d'Amazon, tout ce qui conduit notre monde au désastre. Or moi je trouve insupportable de soutenir la plateforme chimique du Pont-de-Claix. À cause de qui la nappe phréatique sous Grenoble est l'une des plus toxiques de France, inutilisable même pour arroser un jardin ? À cause de qui tant de sols sont dioxinés autour de Jarrie et de Pont-de-Claix ? À cause de qui toute la population grenobloise sera dans une merde noire en cas de séisme ou de catastrophe industrielle majeure sur l'une des plateformes chimiques ?

Marcus : Même si je suis d'accord sur l'impact global des plateformes chimiques, attention à ne pas propager des idées fausses : il n'y a aucun lien scientifique prouvé entre Vencorex, la pollution de la nappe phréatique sous Grenoble ou les sols dioxinés.

Sasha : Évidemment il n'y a aucun lien prouvé ! C'est presque impossible de retracer l'origine des milliers de molécules chimiques différentes dispersées autour de Jarrie et de Pont-de-Claix depuis 100 ans. Sur les plateformes chimiques, c'est pas vu pas pris.

Marcus : Attends, il y a quand même des contrôles de l'État et des normes de plus en plus sévères. Il ne faut pas tout caricaturer !

Sasha : Tu rigoles ? Je n'ose même pas imaginer toutes les magouilles, voire les mafias qui ont fait enfouir ou discrètement disparaître certains produits particulièrement toxiques des usines chimiques en France. Quiconque a travaillé dans les milieux industriels sait très bien de quoi je parle : les choses ne se passent jamais exactement comme prévu. Dans tout process industriel il y a des soucis, des ratés, des zones d'ombre. C'est une folie d'avoir placé un tel site juste à côté de 500 000 habitant-e-s, dans le bassin versant du Drac et de la Romanche. Que crèvent ces plateformes chimiques !

Marcus : Et donc que crèvent les salarié-e-s de Vencorex ?

Sasha : Non, évidemment. Mais face à l'ampleur du désastre environnemental et climatique, nous avons besoin de repenser toutes les chaînes de production et de consommation. Et donc organiser des grands plans de transition, pour accompagner les salarié-e-s vers d'autres secteurs moins nuisibles.

Marcus : Et voilà, encore un discours théorique complètement déconnecté du réel, illusoire, inentendable pour les salarié-e-s ! On fait quoi pour les Vencorex, ici et maintenant ? C'est ça la question !

Sasha : Déjà, franchement, tout le monde est avec les Vencorex : la préfecture, la Métropole, la plupart des maires de l'agglo. Certains hauts fonctionnaires parlent même de faire nationaliser l'usine. Les Vencorex n'ont pas besoin de mon soutien. Je n'irai pas manifester pour la chimie, ni pour le nucléaire. Jamais.

Marcus : Je trouve ça déguelasse et méprisant pour les salarié-e-s. Et tu passes complètement à côté des enjeux politiques ! Je vais te dire la seconde raison fondamentale pour laquelle il faut soutenir les Vencorex : la seule manière de bloquer le rouleau compresseur capitaliste, c'est un puissant mouvement social. Pour gagner, nous avons besoin d'une grande grève générale qui oblige le patronat à faire des concessions. Ce puissant mouvement social, personne ne sait d'où il va partir. Peut-être qu'il partira de Vencorex. Depuis deux mois, plus de 40 usines ont annoncé leur fermeture en France. Nous entrons dans un nouveau cycle de crise économique forte. Le champ des possibles va se réouvrir. C'est le moment de mettre toutes nos forces dans la bataille.

Sasha : Un puissant mouvement social pour quoi ? Pour plus de pouvoir d'achat ? Pour l'interdiction des licenciements, et que tout continue comme avant ? Tu parles comme un militant communiste des années 60. Si on ne change pas la vision consumériste et productiviste de la société, à quoi bon se battre pour faire perdurer le système ? Je préfère utiliser mon énergie pour combattre des projets mortifères et tenter de changer les mentalités. L'urgence, c'est de créer une société plus sobre, plus égalitaire, plus écologiste. Pas de prolonger la durée de vie d'une usine chimique.

Marcus : Là encore, tu passes complètement à côté des enjeux politiques ! C'est justement dans les périodes de luttes sociales que les mentalités peuvent changer. Dans ces situations extra-ordinaires, les gens s'interrogent, créent de nouveaux liens, s'informent différemment, prennent du recul sur le sens de leur vie. C'est beaucoup plus dur et rare quand chacun-e est dans son train-train. La grève, c'est la première étape d'une révolution plus globale. Comme une brèche dans un mur. Une brèche qui pourrait tout changer.

Sasha : C'est toi qui a un discours théorique complètement déconnecté du réel, complètement illusoire. Tu trouves qu'elle est pré-révolutionnaire, notre société française ? Quand plus de 50% des ouvriers votent extrême droite ? Quand jamais le bloc de droite n'a été aussi puissant, avec plus de 65% de l'électorat ? Quand les manifs pour la Palestine rassemblent si peu de monde ? La grande révolution qui partirait de Vencorex, je n'y crois pas.

Marcus : Tout est possible en politique, rien n'est figé. Les grandes crises économiques qui s'annoncent vont rebattre les cartes, relancer la lutte des classes, renforcer la gauche, j'en suis certain. De toute façon, même si tu ne crois pas au soulèvement qui vient, ne pas soutenir des luttes comme Vencorex est grave. Car si la gauche ne soutient pas les ouvrières et les ouvriers, quand elle les méprise comme tu le fais, il ne faut pas s'étonner qu'ils votent à droite.

Sasha : Je n'ai jamais dit qu'il ne fallait pas soutenir les ouvrières et les ouvriers.

Marcus : Ah oui ? Alors selon toi, quel-le-s sont les salarié-e-s qui mériteraient d'être défendu-e-s ?

Sasha : J'ai davantage envie de me battre pour les métiers du travail social, les aides à domicile, les femmes de ménage, les caissières, les livreurs à vélo, le personnel hospitalier, tous les métiers du soin et de la solidarité.

Marcus : C'est terrible cette vision sécessionniste de la société. Et c'est une vision fausse ! Moi je pense que tout est dans le tout. Chaque métier participe du système. La caissière vend des produits toxiques. Le livreur à vélo livre des repas pesticidés. Les infirmières soignent des ordures capitalistes. Nous sommes tou-te-s dans le même Titanic. Être de gauche, c'est soutenir toute la population.

Sasha : Sérieusement, arrête avec tes formules impériales ! Ce n'est pas toi qui définit ce que doit être la gauche ! La gauche est plurielle. Pour moi, les gauches, c'est l'ensemble des stratégies pour essayer de combattre les dominations. Et si tu ne vois pas la différence entre un hôpital et une usine polluante, on n'est clairement pas de la même gauche.

Marcus : L'usine Vencorex est polluante et dangereuse, c'est un fait. Mais la fin de Vencorex, ce ne sera pas la fin de la chimie. La production sera juste délocalisée, probablement en pire. Comme la plupart des usines qui produisent nos biens de consommation, dans des pays où les normes environnementales et sociales sont presque inexistantes. C'est d'ailleurs totalement illusoire d'imaginer un monde sans chimie. Tu n'utilises aucun produit plastique, aucun médicament, aucun produit ménager, aucune voiture ?

Sasha : Le moins possible ! Je préfère mille fois utiliser du savon de Marseille et du vinaigre blanc que la myriade de produits chimiques vendus en grande surface. L'urgence, c'est la sobriété. Le monde dont je rêve, c'est le moins de chimie possible, juste pour les produits essentiels. Avec des usines sous très haute surveillance, loin de la population.

Marcus : Ah, le grand délire des militant-e-s écologistes... Le mirage d'une population qui soudain, touchée par la Grâce de la "prise de conscience", deviendrait sobre, mangerait bio et déserterait les grandes surfaces, comme par magie. Il faut vraiment vivre dans une bulle petite-bourgeoise pour imaginer que ça va se passer comme ça. La sobriété, c'est très peu une question de choix individuel, c'est avant tout un mouvement sociologique et culturel. Quand on grandit dans un milieu où personne ne mange bio, quand dans son travail tout le monde vient en voiture, quand depuis tout petit on fait les courses chaque samedi en grande surface, la question de la sobriété ne se pose pas. Et c'est justement pour ça que les militant-e-s de classe moyenne comme toi doivent se mêler aux milieux ouvriers, les soutenir, les écouter, partager du temps ensemble, tisser des alliances, ouvrir le champ des possibles. Par exemple, est ce que tu penses que la plupart des salarié-e-s de Vencorex ont choisi de bosser dans cette usine chimique ?

Sasha : Je ne sais pas.

Marcus : Forcément, tu ne sais pas, puisque tu ne les rencontres pas. Va discuter avec eux ! Moi je pense que derrière le refus de soutenir les Vencorex, il y a une forme de racisme social. Vencorex, c'est le Mordor, les ouvriers, ce sont les orcs. Des orcs qui votent extrême droite, qui ne mangent pas bio, qui roulent au diesel. Et vous, les écolos radical-e-s, vous vous considérez comme des elfes, des êtres parfaits et donc méprisants, qui se barricadent dans leurs belles forêts militantes.

Sasha : Arrête avec tes caricatures débiles ! Dans les collectifs écologistes où je milite, il y a des gens de plein d'horizon sociaux différents.

Marcus : Ah oui ? Beaucoup de noir-e-s et d'arabes par exemple ? Laisse moi rire...

Sasha : Des personnes racisées tu veux dire. Parce que toi, dans ton syndicat révolutionnaire, c'est mieux peut-être ?

Marcus : Non. On est quasiment tou-te-s issu-e-s de classe moyenne, avec la peau blanche. Et c'est pour ça qu'il faut aller au contact du terrain, du concret, du réel. Discuter, discuter, encore discuter. Se tenir auprès des salarié-e-s qui luttent.

Sasha : Avec toi, j'ai l'impression d'être au congrès du parti communiste. Sauf qu'on n'est plus en 1960. Ta vision d'une France remplie d'ouvrières et d'ouvriers pré-révolutionnaires, elle me semble complètement à côté de la plaque. Depuis 70 ans, le capitalisme n'a fait que délocaliser les usines. La France est désormais au sommet de la pyramide capitaliste. Notre vrai prolétariat, celui qui produit notre nourriture et nos biens de consommation, il est en Asie et en Europe de l'Est. C'est lui qui remplit nos supermarchés de bouffe et d'objets à bas prix. Structurellement, l'ouvrier français est devenu un privilégié de la mondialisation. Il fait partie des classes dominantes. C'est peut-être la principale raison pour laquelle il vote de plus en plus à droite. Et peut-être que vous, les syndicalistes, vous faites partie des gardiens de l'ordre capitaliste. Pour qu'au fond, rien ne change.

Marcus : N'importe quoi ! Encore un discours théorique déconnecté du réel. Moi je te parle de familles au chômage, qui vont galérer. Quand on est de gauche on ne laisse tomber personne, on se bât pour tout le monde. Et on essaye, petit à petit, de construire une société plus égalitaire, plus écologiste aussi. Mais pas dans le chaos, pas dans le désordre capitaliste. Il faut de plus en plus de syndicalistes révolutionnaires, pour soutenir ces luttes, les relier entre elles, ne laisser personne sur le bord du chemin.

Sasha : Et moi je pense qu'il faut de plus en plus d'écologistes radicaux, pour faire fermer toutes ces usines toxiques, célébrer la sobriété, repenser tout le système, pas le rafistoler.

ici Grenoble : Cher-e-s ami-e-s, on va s'arrêter là... Merci Sasha, merci Marcus d'avoir pris le temps d'exposer vos arguments. Mais rassurez-nous, si un puissant mouvement social redémarre en France, vous manifesterez ensemble ?

Marcus : Bien sûr !

Sasha : Oui, moi aussi. Mais pour faire avancer les luttes écologistes et féministes.

Cet échange est le premier d'une nouvelle rubrique d'ici Grenoble consacrée aux clashs qui font réfléchir. À bientôt pour un nouveau débat cinglant.

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Si vous souhaitez participer à la cagnotte de soutien aux grévistes de Vencorex et au blocage de la plateforme de Pont-de-Claix, c'est ici.