Interviews : À Grenoble, on déserte aussi
Du 23 au 25 septembre se préparent des Rencontres nationales de la Désertion : un rassemblement pour les étudiant-e-s, les ingénieur-e-s, les chercheurs qui ne veulent plus travailler pour le système dominant.
Ces Rencontres sont l'occasion de remettre en avant six entretiens avec des ''déserteurs'' et "déserteuses" de Grenoble. Des salarié-e-s, des fonctionnaires, des ingénieur-e-s qui ne voient plus de sens dans ce qu'ils ou elles font. Qui ne veulent plus cautionner des systèmes absurdes ou nuisibles. Qui claquent la porte. Ou préparent leur sortie en douceur...
Découvrez les parcours étonnants de :
- Loïc, ancien responsable d'une usine frauduleuse de dépollution des eaux
- Nicolas, informaticien en transition hors de STMicroelectronics
- Diane, ex réalisatrice de clips publicitaires
- Vanille, ex productrice dans une multinationale du CAC40
- Louise, ex chercheuse au CEA Grenoble
- Sonia : il y a trois ans, elle était secrétaire. Aujourd'hui, elle a un autre projet de vie... Voici son interview :
ici Grenoble : Où travaillais-tu ?
Sonia : J'étais secrétaire de direction dans une grande entreprise à Lyon. Pendant 8 ans. Avant d'occuper ce poste, j'étais secrétaire au service logistique, dans la même entreprise, pendant 3 ans.
En quoi consistait ton travail ?
On était deux à s'occuper de huit cadres du service commercial. On gérait les courriers, les appels, les plannings. On supervisait les déplacements, les billets d'avion, les locations de voitures, les hôtels. On faisait des comptes rendus de réunions. Et mille et une petites choses, comme dans tout secrétariat : la relation avec les autres services, les fournitures, les relances de clients, etc.
C'est difficile, comme métier ?
Il faut être très organisée et concentrée. Les tâches ne sont pas compliquées, mais elles sont nombreuses. On passe son temps à prioriser, à gérer les urgences. C'est un peu comme du jonglage. C'est presque du non-stop, du matin au soir. C'est l'accumulation qui fatigue. Et aussi les collègues chiants.
Les relations avec certains cadres étaient difficiles ?
Pas que les cadres. En général, les collègues étaient plutôt sympas et respectueux. Mais il y a toujours des connards ou des vicieux. Des autoritaires, qui te parlent mal. Ou qui sont toujours "borderline". Ou qui ne sont jamais clairs dans leurs demandes. Ou qui te demandent toujours des choses impossibles. Ou au dernier moment. Et qui n'ont jamais tort, même quand ils ont tort, évidemment !
On visualise bien ce type de personnalités...
Trois ans après avoir tout plaqué, il m'arrive encore de cauchemarder des collègues les plus horribles. Mais bon, je crois que c'est partout pareil. Il y a des pervers dominateurs dans tous les milieux. Heureusement, on avait une DRH qui gérait bien ces situations. Elle nous soutenait quand ça devenait ingérable.
Pourquoi as-tu arrêté ce travail ?
D'abord, je pense que je m'ennuyais profondément, mais je n'osais pas me l'avouer. C'est maintenant, avec le recul et la psychothérapie, que je réalise tout ça. Au boulot, j'étais dans une sorte de cage dorée. Il y avait beaucoup de stress, mais aussi plein de "caresses" : j'avais un bon salaire, un comité d'entreprise généreux, des bureaux lumineux et confortables, des primes à la fin de l'année, un super restaurant d'entreprise, des viennoiseries tous les matins, du bon café à volonté. Il suffisait de se laisser porter, de suivre le courant.
Mais après-coup, quand je repense à toutes ces années, j'ai l'impression que j'étais un peu dans le coltar. Comme droguée. Une drogue douce, je ne sais pas comment dire. C'est un sentiment difficile à exprimer.
Comme une sorte de torpeur ?
Oui, peut-être. Mais bon, tout ça, ce n'est pas ce qui m'a fait partir.
Quel est l'élément déclencheur de ton départ ?
La naissance de ma fille. Ça faisait des années que j'espérais un bébé. Et ma fille est arrivée. C'était extraordinaire. J'ai réussi à négocier 6 mois de congés. Une parenthèse enchantée. Jamais je n'avais eu six mois sans travailler depuis la fin des études. C'est la première fois que je me posais. Enfin, c'est pas vraiment "se poser" : l'accueil d'un bébé, c'est intense, c'est fatigant, c'est beaucoup de boulot. Mais je me sentais libre, l'esprit léger.
Et puis ma fille, quand elle me regardait, quand elle me souriait, c'est comme si elle me disait : "prends soin de moi, prends soin de toi, vis intensément, va à l'essentiel, ne perds pas ton temps, prends soin du monde". Je sais pas comment dire, ça m'a fait une sorte de choc intérieur, mais un choc très doux. Comme une naissance à moi-même. Je suis encore très émue quand je dis ça, désolé...
Non, au contraire, c'est super émouvant de t'écouter.
Merci... C'est pas facile de mettre des mots sur tout ça. En tout cas, pendant mon congé maternité, je me suis aussi mise à lire plein de bouquins sur l'éducation, et donc aussi sur la société, l'alimentation, l'environnement. Ça m'a fait beaucoup réfléchir.
Tu as repris le boulot après les six mois ?
Oui. C'était horrible. Je m'en veux encore d'y être retournée. J'étais totalement à l'ouest, je n'arrivais pas à suivre le rythme, je ne voyais plus aucun sens dans ce que je faisais. J'avais envie d'être avec ma fille. J'étais submergée d'angoisses. Au bout de quelques jours, ma DRH m'a envoyé chez le médecin. Mon médecin a compris ce que je ressentais, il m'a mis en arrêt pour burn-out.
Comment ta direction a-t-elle réagi ?
La DRH m'a proposé des aménagements de poste. Une secrétaire de direction, c'est pas facile à remplacer du jour au lendemain. Ils avaient besoin de moi. Mais dans ma tête, ce n'était plus possible.
Cette période a correspondu aussi à une grave crise à la maison. Mon mari ne voyait pas du tout les choses comme moi. Il voulait que je reprenne le boulot, avec des médocs si besoin. Je ne vais pas rentrer dans le détail de ma vie privée, mais tout a explosé. Au bout de quelques semaines d'enfer, j'ai tout plaqué. Je suis parti me réfugier avec ma fille chez ma soeur, à Grenoble. C'était il y a trois ans.
Qu'as-tu fait en arrivant sur Grenoble ?
J'étais complètement sonnée et épuisée. Je me suis occupée de ma fille, avec l'aide de ma soeur. Et ma soeur s'est occupée de moi. Je suis passée par des phases de grandes angoisses, car il fallait tout reconstruire, gérer le divorce, les problèmes matériels, les papiers administratifs, les incertitudes...
Mais heureusement, je traversais aussi des phases d'exaltation : un sentiment de liberté, de grandes vacances, le délice de passer du temps avec ma fille. Tout se mélangeait dans ma tête. Pour calmer mes angoisses, rester debout pour ma fille, j'ai démarré une psychothérapie. J'ai mis du temps à trouver la psy qui me correspondait, mais ça m'a sauvé. Et puis, petit à petit, on a pris nos marques à Grenoble.
Et maintenant, que fais-tu ?
J'habite dans un petit appartement près de ma soeur. Je m'occupe de ma fille, sauf certains week-ends où c'est son père qui vient la chercher. Je suis tellement heureuse de vivre ces premières années avec ma fille. Un enfant qui grandit, c'est fascinant. C'est pas toujours simple, mais on fait au mieux, et je crois qu'elle est heureuse. Et sinon, dès que j'ai du temps, je lis. Énormément.
De quoi vis-tu ?
Je suis aux minima sociaux. Avec la pension alimentaire et mes économies, on vit très simplement, mais on vit bien. On n'a pas de voiture, pas un grand appartement, mais on mange bio. On prend le temps de vivre. On fait plein d'activités. On fait des rencontres. On se promène beaucoup. L'un de mes grands plaisirs, quand je suis seule, c'est de partir à pied du centre-ville, et de monter tranquillement tout en haut d'un sommet de Chartreuse, du Vercors ou de Belledonne. Ou je prends le train, et je démarre la randonnée à partir d'une gare.
C'est beaucoup de dénivelé !
En marchant doucement et longtemps, ce n'est pas un problème. Marcher lentement, c'est devenu un besoin essentiel dans ma vie. Ça m'apaise profondément, ça me recharge. Et puis c'est là que je réfléchis le mieux. Quand je marche des heures, ça me plonge dans un état de sérénité que je ne connaissais pas avant. Je me sens plus lucide. Ça me soigne.
Comment envisage-tu la suite ?
Je veux prendre le temps de trouver un boulot à mi-temps. Dans le social ou la santé, auprès d'enfants. Je veux un boulot qui a du sens. Mais pour l'instant, je veux bien m'occuper de ma fille. Et je m'informe, je réfléchis, je lis.
Tu lis quoi ?
Houlà, plein de bouquins ! Damasio, Annie Ernaux, plein de livres sur l'éducation, l'enfance, le féminisme, l'économie. Ma soeur me conseille. Elle est depuis plus longtemps que moi dans l'écologie, tout ça.
Es-tu engagée dans un mouvement politique ?
Je fais du bénévolat aux Restos du coeur. Je vais parfois à des conférences ou des manifs. Je suis aussi allée à quelques réunions associatives. Mais pour l'instant, je ne me suis pas sentie à l'aise, et pas assez disponible dans ma tête. Et puis, il y a trop de personnes qui me font penser aux petits chefs que j'avais, ou à des collègues chiants. Je ne veux plus jamais de chefs dans ma vie !
As-tu fréquenté des lieux libertaires, le 38 ou la B.A.F. par exemple ?
Oui, je suis allée à la bibliothèque féministe avec ma soeur. Un lieu vraiment motivant. J'y retournerai.
Un dernier mot ?
Je souhaite à toutes les personnes qui souffrent dans leur vie ou dans leur boulot de vivre une "renaissance". C'est pas forcément facile. Mais la liberté et le temps, ça n'a pas de prix.
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- Nicolas, informaticien en transition hors de STMicroelectronics
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- Vanille, ex productrice dans une multinationale du CAC40
- Louise, ex chercheuse au CEA Grenoble
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