Interview Fin du monde : Un survivaliste à Grenoble

Aux États-Unis, le survivalisme a le vent en poupe. Des centaines de milliers d'Américain-e-s se préparent sérieusement à la "fin du monde", accumulant matériel, nourriture et techniques de survie.
Et en France ? À Grenoble ? Y-a-t-il des survivalistes ?
ici Grenoble vous propose une interview insolite, celle de Didier (le prénom a été modifié), un Grenoblois qui se définit comme "survivaliste de gauche". Et qui se prépare sérieusement, lui aussi, à la "fin du monde". Comment ? Pourquoi ? C'est ce qu'il va nous expliquer.
Mais avant, un petit mot sur la manière dont nous avons rencontré Didier : c'est lui qui nous a contacté. Il cherchait des informations sur Le Plan B et Isère 2049, deux collectifs imaginaires présentés dans notre rubrique Rêvons un peu. Après quelques échanges par mail puis une rencontre, Didier a accepté de présenter sa démarche singulière sur ici Grenoble.
Une dernière précision avant de démarrer cette interview : Didier ne mâche pas ses mots. Il parle crûment, avec pas mal de "gros mots". Pour refléter le ton de notre échange sans heurter les sensibilités, nous avons remplacé certaines expressions par des @#&!%...
Enfin, cette interview a été réalisée avant la crise du coronavirus. Une seconde interview de Didier a été réalisée lors du second confinement. Elle est disponible ici.
Bonne lecture !
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INTERVIEW DE DIDIER
UN "SURVIVALISTE DE GAUCHE"
ici Grenoble : Nous sommes chez toi, à quelques kilomètres du centre-ville de Grenoble. Dans ta maison tu as aménagé une grande pièce blindée, avec une quantité impressionnante d'eau, de nourriture et de matériel de survie. Pourrais-tu nous expliquer ta démarche ?
Didier : C'est simple. J'essaye d'anticiper le désastre qui vient. Je veux protéger le plus longtemps possible mes proches et mes ami-e-s en cas d'ouragan, d'épidémie, de crue, d'explosion nucléaire ou de catastrophe industrielle. Je me prépare au pire. Quand il n'y aura plus personne qui répondra au 15, au 17 ou au 18. Plus de réseau. Plus d'eau qui coule du robinet. Plus d'électricité. Le chaos.
Est-ce que tu pourrais nous décrire le contenu de cette pièce ?
J'ai une grande quantité de bouteilles d'eau et de conserves. Des vêtements chauds. Du matériel pour filtrer l'eau. Faire du feu. Produire de l'électricité. Des médicaments. Du matériel de radioprotection. Des tenues de protection bactériologique. Des radios autonomes. Des talkies-walkies longue portée. Des armes. Des motocross. Des sacs à dos tout équipés, en cas de départ précipité.
Tout est trié, étiqueté, soigneusement rangé. Ça doit te prendre un temps fou.
Non. J'ai mis un an à choisir et acheter ce matériel, au coup par coup. J'ai passé quelques semaines à tout bien organiser. Maintenant j'y passe très peu de temps. Je fais juste de l'entretien. Par contre je continue à me former aux techniques de survie. En ce moment j'étudie la chirurgie militaire, les gestes de base en cas de fracture ouverte, de membre arraché, de blessure par balle.
Et tu penses que cette pièce blindée te protégera de toutes les catastrophes ?
Non. J'ai plein de stratégies différentes. J'ai des plans et du matériel pour nous éloigner rapidement de l'agglo. J'ai d'autres lieux sécurisés dans les environs, avec tout ce qu'il faut pour tenir plusieurs mois.
Tu as construit un bunker ? Aménagé une grotte ?
Il y a plein de manières d'aménager des lieux secrets dans la nature. Mais je ne donnerai aucun élément précis. Le seul problème, ce sont ces c@#&!% de chasseurs. Et aussi les cueilleurs de champignons. Il suffit de prendre en compte ces fouineurs. Les endroits discrets à quelques kilomètres de Grenoble, ça ne manque pas.
Mais tu ne peux pas anticiper tous les scénarios catastrophe.
Non. Tout ce que j'organise ne servira peut-être à rien. Si rien de grave n'arrive, tant mieux. Si c'est une catastrophe à laquelle je ne suis pas préparé, tant pis. Au moins j'aurai essayé. Ma hantise, c'est de finir comme un lapin tétanisé devant les phares d'une bagnole.
Comment ça ?
Ce monde est fou, ça va péter. Quand ça pétera, je ne veux pas subir. Je veux riposter. À ma manière. Je veux du temps pour reprendre mon souffle. Je veux partager un peu de temps avec les gens que j'aime. Et si la situation est désespérée, je veux choisir ma mort. Pas celle imposée par ce p@#&!% de capitalisme. Je veux une mort douce et digne. C'est tout.
Donc tu as de quoi te donner une mort douce ?
Oui. En permanence sur moi.
C'est pas gai...
Non. Mais ça ne m'empêche pas de profiter des bons moments de la vie. Je ne suis pas sinistre, je suis lucide. Et donc inquiet.
Et ça ne te déprime pas trop d'organiser tout ça ?
Au contraire, ça me calme. Ça occupe mon cerveau. Ça m'aide à ne pas devenir fou.
Il y a beaucoup de survivalistes comme toi dans l'agglo ?
En France, oui. Ici, je ne sais pas. De toute façon, je déteste la plupart des survivalistes.
Pourquoi ?
Ça fait cinq ans que j'étudie soigneusement tous les sites survivalistes. Je suis les forums. Je vais aux salons. J'ai appris énormément d'astuces et de techniques. J'ai tout consigné dans un petit carnet que je porte en permanence sur moi. Mais je déteste la plupart des survivalistes. C'est un repère de c@#&!% d'extrême-droite. Ça pue le racisme, la milice, le suprématisme blanc. Ça pue l'ultra-capitalisme.
L'ultra-capitalisme ?
Le survivalisme, c'est du libéralisme à l'état pur. Le monde s'effondre, mais je m'en tape car moi je vais m'en sortir. C'est l'étape ultime de l'ambiance actuelle : "Chacun pour sa gueule" et "après moi le déluge".
Ou plutôt "après le déluge, moi"...
Bien vu... Mais le survivalisme, c'est une idéologie de c@#&!%. Comme si on allait pouvoir survivre dans nos bunkers. Puis on sortira et ce sera la "renaissance". Entre communautés de blancs riches, évidemment... Mais on ne va pas survivre aux catastrophes climatiques. On va en chier et mourir comme des c@#&!%. À la première rage de dent, on fera quoi ? Et qui fera l'entretien des centrales nucléaires pour empêcher la fusion des réacteurs ? Sans chirurgiens, sans pompiers, sans une société organisée, sans vision d'ensemble, c'est l'impasse. Pour le dire autrement, plus j'étudie le survivalisme, plus j'aime les services publics.
Pourtant, toi aussi tu fais du survivalisme.
Oui, mais je suis un survivaliste de gauche. Et je fais plutôt du "prolongalisme". Ou du "mourir-dignementisme". Quand ça pétera, je veux pouvoir nous mettre à l'abri le temps que ça passe. Essayer de rejoindre une zone préservée si c'est possible. Ou si tout est foutu, se donner la mort doucement, après une p@#!& de fête.
Tu te prépares à sauver seulement tes proches et tes ami-e-s. Qu'est-ce qui est de gauche dans cette démarche ?
Ce qui est de gauche, c'est que je suis de gauche. Je vais à presque toutes les manifs. Je soutiens l'écologie radicale. Je suis bénévole dans une association d'aide aux réfugié-e-s. Je suis pour une transformation profonde de nos sociétés. La fin du nucléaire. L'égalité sociale. L'internationalisme. La sobriété. Un plan d'urgence pour nous sauver de la barbarie.
Mais alors pourquoi fais-tu du survivalisme ? Pourquoi autant d'individualisme ?
Parce que je ne crois plus à nos luttes. On est trop peu. Pour un écolo, tu as dix c@#&!% de droite. Et pour un écolo radical, tu as dix écolos complètement mous. Comme si on allait changer le monde avec des lombricomposteurs...
C'est cynique et méprisant de dire ça. D'autant plus que dans ta maison on a vu un compost, un potager, des panneaux solaires.
Et je mange bio, je vais au boulot en vélo, je ne prends pas l'avion... Écoute, je vais être clair : les lombricomposteurs, je trouve ça très bien. Mais face à l'ampleur du saccage capitaliste, c'est dérisoire. Quand ta maison commence à brûler, tu ne réfléchis pas à améliorer ton lombricompost. Tu essayes de sauver ta peau et ceux que tu aimes. Là, ça sent clairement le roussi. Alors je me prépare.
À propos de préparation, tu dis que tu veux protéger avant tout ta famille et tes ami-e-s. Ça veut dire qu'ils sont au courant de tes stratégies survivalistes ?
Certains oui, d'autres juste un peu. Mais ils sont tous au courant des points de ralliement si une catastrophe survient. Ils savent qu'ils y trouveront du matériel et de quoi communiquer entre nous.
Dans ta pièce blindée, il y a de nombreuses armes. Des armes blanches et des armes à feu. Ça fait peur.
Ce sont des armes légales.
Comment ça "légales" ? On peut avoir des armes à feu chez soi ?!
Bien sûr. Il suffit d'être chasseur ou tireur sportif.
Et pourquoi en as-tu autant ?
On vit dans l'ère du capitalisme mafieux, sans foi ni loi. C'est le règne de la fraude, de l'entubage, du saccage. Quand le capitalisme s'effondrera, il restera la mafia. Les plus brutaux. Les mieux armés. Je veux me défendre et protéger mes proches de tous ces c@#&!%.
Mais il y aura aussi de l'entraide et de la coopération entre les gens.
Oui. Mais tous les tarés seront de sortie. Les violeurs. Les pillards. Les pervers. Il faut arrêter avec la vision bisounours de la société. Grenoble, c'est plein de c@#&!%. Ils ne deviendront pas "gentils" et "coopératifs" après une catastrophe. Ils auront le champ libre. Alors ils se lâcheront.
Qu'est-ce qui a déclenché tout ça chez toi ?
Ça a commencé avec l'ouragan Katrina. Puis Fukushima. [Cette interview a été réalisée avant les méga-feux en Australie et la crise du coronavirus.] J'ai lu énormément de récits sur ce qui s'est passé. C'est effrayant. Je suis certain que ça sera pareil en France. Le SDIS Isère, le CHU, le SAMU et les autres services d'urgence ne sont absolument pas prêts à faire face à une catastrophe de grande ampleur dans l'agglo. Il n'y aura jamais assez d'hélicoptères, de camions, de lits d'hôpitaux, de soignant-e-s, de matériel.
Si tu es de gauche, pourquoi ne pas élargir ton système de survie à d'autres personnes que ton entourage ? Pourquoi ne pas créer une association, un mouvement d'entraide en cas de crise par exemple ?
Tu as vu ma gueule ? Je fais déjà peur à mes voisins... Et puis l'une des bases de la survie, c'est la discrétion. Je ne veux pas m'exposer. De toute façon, je suis nul en communication. Dans ma famille, au boulot, on me prend pour un fou.
Ça peut se comprendre. Ta démarche est tellement inhabituelle...
Pour moi, ce qui est fou, c'est de vivre comme si de rien n'était. Mais bon, c'est normal. On est comme des animaux élevés en batterie. On est totalement domestiqués. On dépend du capitalisme pour tout. Notre énergie. Notre nourriture. Notre eau potable. La ferme des 1000 vaches, c'est la France en modèle réduit. Donc on a des mentalités d'animaux domestiques. On suit le troupeau. On mange les croquettes qu'on nous donne.
C'est une vision très sombre de la société. Il y a aussi plein de révolté-e-s, de rebelles, de personnes généreuses, altruistes, engagées.
Si la révolution éclate ou si un grand mouvement écologiste radical démarre, je serai à fond dedans. Mais là, franchement, c'est désespérant. La France, c'est la première classe du Titanic. On est un peuple soumis au capitalisme, gavé de plaisirs faciles. On va réclamer notre foin en gueulant dès que la situation va se tendre. Et les gens voteront pour le candidat qui leur garantira les vacances pas cher au Maroc, Netflix et les supermarchés remplis. Le plus longtemps possible. Notre avenir, c'est Trump.
C'est vraiment une vision très sombre de l'avenir et de l'humanité.
C'est vous qui avez insisté pour m'interviewer.
Oui, mais on pourrait imaginer des discours plus positifs. On peut imaginer qu'avec l'approfondissement des crises, plein d'initiatives vont naître : des luttes sociales féroces et nombreuses, des réseaux d'urgence autogérés, des groupes d'autodéfense, des systèmes d'entraide en cas de catastrophe...
Espérons-le.
Oui mais toi, avec toute ton expérience, pourquoi ne pas initier ce type de groupes ?
Je ne sais pas faire. Mais j'aiderai si je vois des initiatives émerger.
Et en cas de catastrophe, tu ne protégeras vraiment que tes proches ? C'est bizarre pour une personne "de gauche".
J'aiderai mes proches en priorité. Mais j'aiderai le plus possible de personnes si je peux. Tout dépendra de la catastrophe.
Est-ce que tu aurais des sites survivalistes à conseiller ?
Non. Je ne vais pas conseiller des sites de fachos. De toute façon, si des gens sont intéressés par le survivalisme, ils trouveront facilement toutes les infos. Tout est sur internet. Il y a des vidéos sur tout. On peut apprendre à manier des armes à feu. Faire de la chirurgie. Vivre en forêt. Tout est disponible. Tant qu'internet marche.
Un mot de la fin ?
Plutôt des questions. Si la centrale du Bugey explose, vous ferez quoi ? Et si un ouragan dévaste Grenoble ? Ou une épidémie fulgurante ? Je trouve ça dingue qu'on ne soit pas plus nombreuses et nombreux à anticiper le désastre capitaliste qui est là, juste devant nous.
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Post-scriptum par l'équipe d'ici Grenoble
Cette interview est la plus sombre jamais publiée par notre média... Pour contrebalancer et relativiser les propos de Didier, nous vous proposons plusieurs ressources :
- Les analyses des Cafés Collapsologie de Grenoble.
- Le média Reporterre, qui propose de nombreuses enquêtes et interviews autour de l'écologie radicale.
- Les collectifs imaginaires Isère 2049 et Le Plan B, qui présentent une vision plus positive et coopérative de l'avenir.
- Le mouvement Extinction Rebellion Isère, qui tente de créer un grand mouvement international contre le désastre climatique.