Déserter à Grenoble ? Jessica et le bois qui libère
Jessica était contrôleuse de gestion à Eybens. Elle est désormais menuisière à prix libre... Comment ? Pourquoi ?
ici Grenoble vous propose le huitième épisode d'une série d'entretiens avec des ''déserteuses'' et "déserteurs" de Grenoble : des salarié-e-s qui ne voient plus de sens dans ce qu'ils font. Qui ne veulent plus cautionner des systèmes absurdes ou nuisibles à leurs yeux. Qui claquent la porte. Ou préparent leur sortie en douceur.
Après avoir découvert les parcours étonnants de Loïc (ancien responsable d'une usine truquée de dépollution des eaux), Nicolas (informaticien en transition hors de STMicroelectronics), Diane (ex réalisatrice de clips publicitaires à Crolles), Vanille (ex productrice vidéo dans une multinationale), Louise (ex chercheuse au CEA Grenoble), Sonia (ex secrétaire) et Eddy (ex graphiste, désormais psychologue à prix libre), nous vous proposons de découvrir le changement de vie de Jessica.
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ici Grenoble : Quel travail exerçais-tu avant de changer de vie ?
Jessica : J'étais contrôleuse de gestion, dans un cabinet spécialisé à Eybens. Je m'occupais de plusieurs entreprises dans la région.
C'est quoi une contrôleuse de gestion ?
Pour simplifier, mon travail c'était d'analyser toutes les données comptables d'une entreprise pour détecter ce qui est rentable et ce qui ne l'est pas. Et tirer la sonnette d'alarme. Ou proposer des améliorations. On est un peu des "super-conseillers" pour les dirigeant-e-s.
Ça te plaisait ?
Oui et non. D'un côté c'était un boulot assez confortable : j'étais la plupart du temps derrière mon ordi, dans un joli petit bureau. Mais c'était aussi assez soporifique. J'étais plongée dans les chiffres toute la journée, ou au téléphone avec les services comptables, à décortiquer plein de données. Le plus dur c'était surtout les périodes de clôtures comptables, quand les entreprises doivent boucler leurs budgets et leurs bilans financiers. Là c'était le stress. Surtout avec notre chef insupportable, qui nous mettait la pression. J'avais la boule au ventre ces semaines-là. Mais bon, la plupart du temps, c'était quand même assez tranquille.
Pourquoi avais-tu choisi ce métier ?
Franchement, je n'ai pas vraiment choisi. J'étais moyenne à l'école mais plutôt à l'aise en maths. J'ai fait un DUT. J'ai trouvé du boulot tout de suite. À l'époque je ne me posais pas de question, je suivais le mouvement. Mon père est comptable, ma mère est secrétaire, j'ai écouté leurs conseils. Je me souviens que j'avais surtout envie d'être rapidement indépendante.
Comment as-tu finalement quitté ton boulot ?
Ça s'est fait très progressivement, et de manière indirecte. À côté de mon boulot, j'avais envie de faire des choses avec mes mains, le plus loin possible d'un ordi. Construire des objets, des meubles, de la déco. Une collègue m'a parlé d'un atelier bois associatif, pas loin de mon entreprise. Je m'y suis inscrite, et ça a été le coup de foudre. J'ai tout adoré : l'odeur, le bois, les machines, l'ambiance. Les bénévoles étaient super sympas.
C'est ce qui t'a donné l'envie d'être menuisière ?
Au début, pas du tout ! Je suis une personne plutôt lente, je manque de confiance en moi. J'ai commencé à construire des objets simples, une petite table de salon, une petite étagère, des trucs comme ça. Ça me passionnait ! Je n'avais qu'une envie le soir après le boulot : retourner à l'atelier avancer sur mes constructions. J'aimais bien discuter aussi avec les autres bénévoles, apprendre plein d'astuces. Petit à petit, j'ai commencé à fabriquer des objets plus élaborés.
Tu étais fière de tes productions ?
Oh, moi je suis une perfectionniste, donc j'ai tendance à voir les défauts. Mais au bout de deux ans à l'atelier, j'ai commencé à me sentir très à l'aise avec les machines, à prendre la confiance. Ce que je fabriquais plaisait. Des bénévoles ont commencé à me proposer des commandes, pour leurs ami-e-s, pour leur famille, genre des meubles, des bibliothèques, des chaises stylées, des escaliers, des aménagements sur mesure.
Tu étais payée pour ces travaux ?
Au début c'était au noir, en liquide. Mais comme il y avait de plus en plus de commandes, j'ai pris le statut d'auto-entrepreneuse, pour facturer. J'ai aussi passé un CAP menuiserie par correspondance. Au bout d'un moment, cette petite activité parallèle a commencé à me prendre presque toutes mes soirées et mes week-ends ! Parallèlement c'était de plus en plus dur d'aller bosser au cabinet, je n'avais pas envie de me lever le matin. Au bout d'un moment je me suis dit : "Et pourquoi pas me lancer dans le bois ?".
Alors tu as démissionné ?
Non, je voulais me mettre à mi-temps, pour démarrer progressivement. Mais mon chef a refusé catégoriquement. J'aurais pu essayer de trouver un autre poste de contrôleuse de gestion à temps partiel, mais mon corps me disait non.
Comment ça ?
Je ne sais pas comment expliquer. Quand je bosse sur mes meubles, je me sens zen, apaisée, tout me semble simple. Quand j'étais derrière mon ordi je me sentais soit nerveuse, soit endormie. Enfin, je ne m'en rendais pas compte. C'est en bossant à l'atelier que j'ai réalisé à quel point je me sentais mieux au milieu du bois et des gens sympas.
Et donc tu es devenue menuisière. Tu avais suffisamment de client-e-s pour en vivre ?
Les premières années oui, ça marchait plutôt bien. Par le bouche-à-oreille, je n'arrêtais pas de recevoir des commandes. Mais ça va encore mieux depuis que je me suis associée avec un autre ancien bénévole de l'atelier bois. Le fait d'avoir un homme dans l'équipe, ça change tout.
Comment ça ?
C'est parfois dur de chopper des chantiers consistants en tant que femme, autre chose que des petits meubles ou des petits aménagements d'intérieur. Comme je suis plutôt fluette, les gens pensent que je ne suis pas capable de réaliser de grands chantiers. Mais avec Claude, ça passe comme une lettre à la poste. L'avantage aussi d'être à deux, c'est que ça donne beaucoup plus de souplesse organisationnelle. On peut se relayer, se répartir le boulot. Et puis, pour certains chantiers, on doit forcément être deux, ne serait-ce que pour positionner certaines planches.
Est-ce que tu gagnes ta vie autant qu'avant ?
Non, je gagne moins d'argent. Mais je me sens mieux. Je m'organise comme je veux. Si je veux me prendre du temps pour moi, je peux le prendre. C'est assez jubilatoire. Je me souviens le premier jour où j'ai quitté mon boulot, je sentais un mélange de stress mais aussi une grande joie intérieure. Bon, avec le temps, cette joie s'émousse. Mais j'ai envie de retrouver cet élan, ce sentiment de liberté. La clef, c'est de vivre avec peu.
Ah, tu es devenue une "décroissante" ?
Décroissante je ne sais pas, mais par contre je sais faire des comptes. Quand on gagne moins d'argent, on n'a pas le choix : il faut réduire la voilure et s'organiser différemment. Quand j'ai réalisé tout l'argent que je pouvais économiser en simplifiant ma vie, ça a été une sorte de révélation. Adieu Netflix, les dosettes de café, le petit tour hebdomadaire à la FNAC, l'abonnement à la salle de sport... Bout à bout, on arrive vite à 500 euros par mois.
Ce n'est pas trop frustrant de laisser tomber certains loisirs !?
Non, dans mon cas c'est l'inverse. Je suis de nature controle Freak. Ce n'est pas pour rien que je suis devenue contrôleuse de gestion ! (rires)... Du coup, pour des gens comme moi, quand tu simplifies ta vie, quand tu diminues le nombre d'objets dans ta maison, ça fait comme un soulagement : moins de trucs et de bidules à penser. Et quel pied quand tu te concentres sur les loisirs gratuits, la lecture, la rando, le vélo, les jeux de société.
C'est dingue le recul que tu as sur les choses.
Je le dirai à ma psy ! Depuis que j'ai démarré une psychothérapie, je prends du recul, j'analyse, je comprends plein de choses sur mes choix de vie.
Et ta famille, comme réagit-elle ?
Oh, mes parents sont Inquiets. Mais bon, ils étaient déjà inquiets avant de toute façon. Ils ne voulaient pas que je démissionne. Je pense que mon père pense que je fais une crise d'adolescence, que ça va finir par passer. Je n'ai que 35 ans après tout ! (rires).
Pour qui travaillez-vous avec ton associé, pour quel genre de client-e-s ?
Il y a de tout, des riches, des moins riches. Mais globalement, nos client-e-s sont assez aisé-e-s.
Ça ne te dérange pas de bosser pour les riches ?
C'est clair qu'on n'imagine pas les petits palaces que les gens se construisent à Crolles, à Meylan, à Seyssins, c'est hallucinant. Mais bon, c'est le prix de ma liberté. Mais c'est clair que je ne vais pas faire ça toute ma vie. C'est une étape. Et je fais aussi des chantiers à prix libre pour les ami-e-s ou pour les familles peu aisées de mon entourage.
Tu aimerais encore changer de métier ?
Ça fait maintenant 5 ans que je me suis lancée dans la menuiserie. Je ressens de nouveau un point d'interrogation dans ma vie. Je me pose plein de questions. Je n'ai pas d'enfants, pas d'amoureux stable. La psychothérapie m'aide à y voir plus clair. Je vais bientôt faire un bilan de compétences, ça va m'aider aussi. Et puis je vais me lancer dans une nouvelle formation.
Laquelle ?
Je passe un CAP mécanique par correspondance. J'essaye aussi de négocier avec mes parents pour récupérer la maison de ma grand-mère et la transformer en maison autonome. Mon rêve, ça serait d'en faire une sorte de earthship.
Es-tu engagée politiquement ?
De plus en plus, grâce à mon cher associé notamment. Il est à fond dans le soutien à la Palestine. On va aux manifs. Même si ça ne sert à rien. Mais les gens sont sympas. Je retrouve un peu l'ambiance de l'atelier bois. C'est aussi mon associé qui m'a fait découvrir ici Grenoble et qui m'a encouragé à vous contacter. J'ai beaucoup aimé les interviews des déserteuses.
Une critique que l'on reçoit régulièrement sur ces interviews, c'est le fait qu'il s'agit de personnes issues de la classe moyenne, et qui peuvent se permettre de changer de vie parce qu'elles ont le soutien en arrière-fond de leurs familles. Comme un filet de sécurité, une sorte de "parachute" qui permet de s'autoriser à changer de cap, quitte à se mettre en danger financièrement. C'est aussi ton cas ? Tes parents te soutiennent, même s'ils sont inquiets ?
Oui. C'est clair que je serais beaucoup plus stressée sans le soutien possible de mes parents. Et je comprends à 200% le stress des gens qui n'ont pas ce soutien. Quand tu fumes, quand tu veux tous les abonnements vidéo, quand tu vas en salle de sport, quand tu fais des manucures, quand tu veux une voiture moderne, des habits neufs, un pavillon, il te faut forcément plus de 1500 euros par mois. C'est comme un tapis roulant qui ne s'arrête jamais, c'est juste l'enfer.
Oui, le capitalisme nous piège par les désirs et le porte-monnaie... Merci beaucoup Jessica pour cette interview, et bon courage pour la suite !